Art moderne

Surréalisme : cherchez la femme !

Par Isabelle Manca-Kunert · L'ŒIL

Le 25 avril 2023 - 2215 mots

Le groupe surréaliste était-il un parangon de misogynie ? En réalité, des femmes artistes, poétesses et écrivaines, ont très tôt participé au mouvement et ont été défendues par Breton et d’autres. Même si, comme souvent, la réalité est plus complexe.

C’est assurément l’un des photomontages les plus célèbres du XXe siècle. Publié dans le dernier numéro de la revue La Révolution surréaliste en 1929, il est constitué d’une petite huile sur toile représentant une femme entourée des portraits des membres du groupe les yeux fermés. Aragon, Buñuel, Dalí, Ernst, Éluard, Breton évidemment, et dix autres hommes encadrent la nymphe. L’éclatante blancheur de son corps peint par Magritte tranche avec cette brochette de messieurs arborant de sombres costumes. Le sens de cet étrange portrait collectif est limpide : ce qui hante l’inconscient de ces artistes c’est LA femme nue et offerte. Cette image forte s’est imposée comme un emblème et a sans doute contribué à façonner l’idée d’un mouvement fonctionnant comme un club masculin, où les femmes n’ont pas droit de cité en dehors de leur rôle d’amante et de muse.

Un groupe misogyne ?

Au fil des années, et à la faveur d’analyses très influencées par les gender studies, la réputation du groupe pourtant longtemps porté aux nues pour sa modernité et sa radicalité s’est ainsi considérablement dégradée. Au point que le groupe d’artistes ayant le plus maltraité les femmes, si on se fie par exemple aux études de Susan Suleiman, a été mis à l’index comme un parangon de misogynie. Ce constat à l’emporte-pièce d’un mouvement machiste qui écarte et/ou phagocyte les femmes appelle évidemment un peu de nuance. Ne serait-ce que parce que les expositions consacrées à ces femmes, prétendument absentes du mouvement, se multiplient à vitesse grand V depuis vingt ans. Rien que pour la saison 2022-2023, le public a ainsi pu découvrir Toyen au Mam, Meret Oppenheim au MoMA, Leonora Carrington à la Fondation Mapfre et, aujourd’hui, l’exposition collective du Musée de Montmartre. Or, davantage que des découvertes, il s’agit de redécouvertes puisqu’elles ont exposé au sein du mouvement mais ont depuis été oubliées par l’histoire de l’art. Cette relégation au second plan n’est pas propre au surréalisme. On l’observe pour tous les mouvements du XXe siècle qui font aujourd’hui l’objet d’un aggiornamento dans les institutions et sur le marché de l’art. Mais, dans le cas de ce groupe, une des particularités qui explique ce manque de visibilité dans les musées et les récits académiques, c’est le moindre intérêt pour la seconde génération de surréalistes. Or les femmes appartiennent majoritairement à la génération suivant celle des fondateurs. À l’exception de quelques rares femmes présentes dès les débuts, et souvent en qualité de compagne ou d’épouse comme Gala ou Simone Breton, les créatrices ont essentiellement intégré le mouvement dans les années 1930, et ont donc réalisé leurs œuvres de maturité dans les décennies suivantes alors que, dès l’après-guerre, le surréalisme est fortement challengé par l’abstraction. Pour nombre de critiques, ces créations tardives sont ringardisées par l’audace de cette nouvelle manière de peindre. La production d’après-guerre et les nouveaux foyers, notamment américains dans lesquels les femmes ont été très actives, ont ainsi longtemps été négligés. « Il y a aujourd’hui quantité d’artistes absolument effacées, oubliées, bien qu’elles aient été connues dans l’après-guerre », remarque Dominique Païni, commissaire de l’exposition « Surréalisme au féminin ». « Il s’agit d’artistes majeures, car nombre d’entre elles osèrent faire la théorie du surréalisme, ce qui ne fut pas le cas de leurs confrères. Elles ont été bien accueillies par le mouvement, et par Breton en particulier qui les a beaucoup soutenues et a écrit sur elles. Il y a clairement eu un phénomène féminin dans le surréalisme, et c’est moins le mouvement qui l’a étouffé que, par la suite, les historiens de l’art et le marché. Le vrai problème, ce sont les galeries et les musées auprès de qui Breton et Duchamp ont échoué à vendre leurs œuvres. C’est pour cela qu’elles sont presque inexistantes dans les collections publiques. »

Un monde de femmes ?

Contrairement à une idée tenace, le surréalisme a donc été un mouvement féminisé. De manière un peu provocatrice, Fabrice Flahutez ose même, dans un essai du catalogue, le taxer de « féministe ». Pour ce faire, le professeur en histoire de l’art à l’université de Saint-Étienne s’adonne à un méticuleux décompte du nombre de femmes actives dans le mouvement, et en tire un constat inattendu : pour la période s’étalant des années 1930 à 1960, il s’agit du mouvement comptant le plus de femmes dans ses rangs et présentant le plus d’œuvres féminines dans ses expositions. L’historien estime ainsi à 10 % le nombre de femmes dans le groupe, en prenant en compte la période allant de sa fondation en 1924 à sa dissolution en 1969. Si on s’intéresse au nombre d’œuvres, le chiffre est encore plus révélateur. « Certes, les œuvres d’art réalisées par des femmes ne représentaient que 5 % à l’Exposition internationale de 1938 à Paris, mais elles sont passées rapidement à 15 % à celle de 1947, puis à près de 20 % à celle de 1959. Ainsi, même si le nombre de femmes artistes restait constant dans le temps (entre 10 et 15), le nombre de leurs œuvres a beaucoup augmenté en deux décennies. » Force est de constater qu’aucun autre mouvement d’avant-garde n’a offert une telle visibilité aux femmes. Évidemment, les hommes y étaient surreprésentés, à l’image de la société de la première moitié du XXe siècle. « Le surréalisme n’apparaît pas plus que d’autres groupes ou structures comme un lieu de domination, ou d’invisibilisation des femmes. Il s’agit tout simplement d’un groupe exactement surdéterminé par son époque et le contexte en France mais ayant, quand même, très tôt œuvré à une vraie reconnaissance des femmes. » Le procès en machisme intenté au groupe n’est donc pas recevable, du moins quant à la possibilité des femmes de participer à des manifestations de premier ordre. Outre les expositions organisées par le mouvement, leur appartenance au groupe leur a en effet ouvert les portes d’autres événements incontournables. Eileen Agar, Valentine Hugo ou encore Meret Oppenheim ont ainsi présenté leurs créations au cours de la mythique exposition « Fantastic Art » organisée au MoMA en 1936. De même, c’est en étroite collaboration avec André Breton que Peggy Guggenheim organisa la très engagée « Exhibition by 31 Women » dans sa toute nouvelle galerie new-yorkaise. Une réunion historique d’artistes contemporaines qui a joué un rôle crucial dans la reconnaissance de nombre de membres du surréalisme. Outre ces fameuses manifestations, d’autres artistes ont régulièrement pris part à d’importants, mais éphémères, événements dont on avait perdu le souvenir, mais qui donnent la mesure de la place qu’occupent ces personnalités. À l’image de Sheila Legge, artiste aujourd’hui oubliée mais qui a tenu un rôle majeur puisqu’elle a participé au comité d’organisation de l’Exposition internationale à Londres en 1936, manifestation qu’elle a lancée en réalisant la performance Le Fantôme du sex-appeal. Même cas de figure avec Hélène Vanel, qui réalisa L’Acte manqué lors du vernissage de l’Exposition internationale à Paris en 1938. Un proto-happening en trois actes alors très commenté, mais qui a depuis disparu des mémoires. Enfin qui se souvenait, avant sa spectaculaire exposition monographique, que Toyen avait été l’une des fondatrices du groupe surréaliste de Prague ?

Un tremplin décisif

L’adhésion au mouvement constituait en effet un tremplin décisif pour des artistes qui avaient alors la plus grande difficulté à exister en solitaire. « Si j’avais été seule, je ne serais allée nulle part », reconnaissait au soir de sa carrière Eileen Agar, saluant ce compagnonnage qui lui avait donné une visibilité remarquable. L’artiste, avec une ironie pince-sans-rire, pointait d’ailleurs que son adhésion l’avait propulsée du jour en lendemain de l’ombre vers la lumière. « Cette attention soudaine m’a surprise. Un jour, on me considérait comme une artiste qui explorait des combinaisons très personnelles de forme et de contenu et le lendemain, on m’informait calmement que j’étais surréaliste. » Indéniablement, ce label a constitué un puissant accélérateur de carrière pour quantité d’artistes. « Pour nombre de ces créatrices, plasticiennes comme écrivaines, l’adhésion au surréalisme et l’appui de Breton vont être très favorables », résume Alix Agret, commissaire de l’exposition « Surréalisme au féminin ». « Cela va leur permettre de contribuer à des revues dans lesquelles elles vont pouvoir publier des dessins ou de la poésie et trouver un cadre créatif. Le groupe est une plateforme qui leur permet de s’exprimer et de trouver des supports de diffusion et des lieux d’exposition et leur apporte donc une visibilité concrète. D’autant que, quand Breton avait des coups de foudre plastiques, il les défendait ardemment dans ses ouvrages ou en préfaçant leurs expositions. » Indubitablement, les créatrices ont donc été nombreuses à faire partie de l’aventure surréaliste, à des degrés divers allant de l’adhésion sans réserve au mouvement à la simple accointance esthétique ou idéologique. Mais, paradoxalement, leur participation a aussi souvent été assez brève. « Ce que ces artistes ont en commun, c’est une forme de distance ; elles ont été capables de garder une autonomie, une certaine indépendance. Dans l’ensemble, elles étaient moins doctrinaires que certains de leurs confrères et supportaient mal le fonctionnement autoritaire du groupe, remarque Alix Agret. Beaucoup d’entre elles ont saisi les opportunités que leur offrait le mouvement, puis ont su lui échapper. » Or, ce décalage et cette appartenance éphémère au collectif sont sans doute des clés pour comprendre le peu de cas que l’histoire a fait d’elles.

Des alter ego ?

Mais comment expliquer la brièveté de certaines participations, alors que ces artistes, poétesses et écrivaines trouvaient là une scène sans équivalent dans d’autres mouvements d’avant-garde ? Sans doute le décalage entre la promesse d’une subversion totale des valeurs traditionnelles et la réalité était-il brutal. Conçu comme un mouvement révolutionnaire, le surréalisme promeut en effet une liberté totale dans la création, mais aussi dans les mœurs. Violemment anti-conformiste, il s’élève contre les codes sociaux dits bourgeois, dont le mariage et la famille. Il fait au contraire l’éloge de la liberté, de l’amour fou et d’une sexualité sans tabou. Cette subversion de la société à travers l’art se matérialise aussi par la place centrale qu’il confère à la femme. Tous ces éléments terriblement modernes ne pouvaient manquer d’attirer inévitablement les femmes qui, dans l’entre-deux-guerres, étaient légalement considérées comme des mineures. Sauf que, malgré leur vernis anticonformiste et révolutionnaire, les membres masculins du groupe demeuraient dans les faits des hommes de leur temps et peinaient à considérer leurs consœurs comme des alter ego. Les témoignages abondent, pointant des attitudes pour le moins machistes. « J’ai noté, avec une certaine consternation, que la place de la femme dans le surréalisme n’était pas différente de sa place dans la société bourgeoise en général », se désole ainsi des années plus tard Dorothea Tanning. Même certains hommes osent critiquer le traitement des femmes. L’écrivain Henri Pastoureau fait par exemple état, dans Ma vie surréaliste, du traitement guère enviable du beau sexe dans les débuts du mouvement. « En ce temps-là, dans le surréalisme, non seulement les femmes n’ont pas le droit à la parole mais elles ne sont pas mentionnées dans les procès-verbaux. » L’ostracisation est de fait particulièrement flagrante dans les années fondatrices du mouvement où peu de créatrices participent à l’entreprise. Ces femmes, qui font souvent partie de l’entourage intime des membres (épouse, compagne, amante), sont presque systématiquement reléguées au statut de muse alors même qu’elles contribuent parfois activement, notamment aux revues où leur signature est rarement créditée. Si cette invisibilisation s’estompe à partir des années 1930, l’ambivalence du groupe envers les femmes perdure toutefois. « Il y a un double mouvement, observe Dominique Païni, une reconnaissance qui est réelle mais qui s’accompagne d’une forme d’instrumentalisation de l’identité féminine. Les hommes vont projeter sur elles leur vision d’une femme qui n’est pas artiste, écrivaine ou poète, mais qui est une muse objectifiée. Les femmes sont vues comme des fées, des femmes-enfants, des créatures merveilleuses ou des médiatrices. » Sans même parler de la place disproportionnée qu’occupent les thèmes des corps fétichisés et sadisés et de l’obsession pour la folie féminine dans l’imaginaire du groupe, qui renvoie les femmes à des clichés éculés et guère émancipateurs. Le statut de la femme dans le surréalisme est donc complexe et ne peut être réduit à la seule caricature. Une ambiguïté que la peintre britannique Ithell Colquhoun synthétisa avec un trait d’esprit incisif : alors que Breton proclamait que, dans leurs rangs, la femme était « libre et adorée », la peintre note que les femmes étaient en réalité « autorisées mais non nécessaires ».

L’exposition "Surréalisme au féminin ?" 


C’est une exposition ouvertement engagée que présente aujourd’hui le Musée de Montmartre. L’institution mise en effet sur une manifestation réunissant presque exclusivement d’illustres inconnues : à savoir des artistes femmes ayant frayé avec le mouvement surréaliste des années 1930 à la décennie 1990, mais dont l’histoire n’a guère entretenu la mémoire, malgré des contributions souvent originales et considérables. Le parcours rassemble cent cinquante œuvres et dévoile la vitalité et l’inventivité d’artistes majeures issues des foyers belges, britanniques, américains mais aussi français. Une occasion rare d’admirer les œuvres de Marion Adnams, Suzanne Van Damme ou encore Jane Graverol, qui sont encore pour l’essentiel en collections particulières.

Isabelle Manca-Kunert

 

« Surréalisme au féminin ? »,

jusqu’au 10 septembre 2023. Musée de Montmartre, 12, rue Cortot, Paris-18e.Tous les jours de 10 h à 19 h. Tarifs : 8 à 15 €. Commissaires : Alix Agret et Saskia Ooms. www.museedemontmartre.fr.

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°764 du 1 mai 2023, avec le titre suivant : Surréalisme : cherchez la femme !

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