Le droit reste le principal régulateur de la représentation artistique du nu, et ce quelles que soient la période comme la technique concernées.
Les rapports entre le nu et le droit sont empreints de paradoxes qui illustrent la perplexité du juge face à ce qu’il contemple chaque jour dans le miroir de sa salle de bains mais ne supporte que difficilement au cœur d’une démarche artistique.
Les bonnes mœurs outragées
L’artiste doit depuis toujours prendre garde à une forme particulière de délit désormais célèbre : l’outrage aux bonnes mœurs.
L’Ancien Régime, fondé sur le droit canon, ne s’embarrassait guère de textes visant à fustiger expressément la représentation de la nudité. L’autocensure était de rigueur, sous forme de feuille de vigne (ill. 1) ou autre artifice. Il faut toutefois relever certaines brèches telles Les Trois Grâces de Rubens (ill. 3), peintes vers 1636, qui ne furent jamais censurées malgré la large publicité dont elles bénéficièrent.
Une loi du 19 juillet 1791 consacra, dans un même élan, l’outrage à la pudeur, l’excitation de mineurs à la débauche et l’outrage aux bonnes mœurs, ce dernier délit visant plus spécifiquement les créations culturelles.
Mais la première politique systématique de censure fut érigée par une loi du 17 mai 1819 : « Tout outrage à la morale publique et religieuse, ou aux bonnes mœurs, par l’un des moyens énoncés en l’article 1er [c’est-à-dire les écrits, discours, gravures, peintures, etc.], sera puni d’un emprisonnement d’un mois à un an, et d’une amende de seize francs à cinq cents francs. » La « morale publique et religieuse » rejoignait sans plus de précision les bonnes mœurs. Cette disposition, pour le moins amphigourique, fut redoutablement appliquée, au point de pourchasser ce que la fin agitée du xviiie siècle et la relative permissivité de la Révolution avaient laissé écrire ou graver.
C’est encore sous ce régime – qui prévoyait des peines d’emprisonnement s’élevant jusqu’à deux ans fermes et en vertu duquel la police pouvait même « saisir, arracher, lacérer ou recouvrir » les affiches considérées comme obscènes – que des centaines d’auteurs ont été poursuivis. C’est ainsi qu’en 1913, la maréchaussée fit décrocher un nu signé Van Dongen.
La notion d’outrage aux bonnes mœurs était bien évidemment des plus fluctuantes, puisqu’elle n’était pas définie par le législateur… Mais elle restait liée à celle de nudité, et, a fortiori, de sexualité.
L’intention était l’élément déterminant de l’outrage. Les mêmes illustrations pouvaient figurer sans problème dans un manuel d’éducation sexuelle, mais pas dans une revue pornographique...
Nu scientifique et nu artistique
Par ailleurs, la censure des arts graphiques et plastiques s’est avérée constamment erratique. Car les autorités ont toujours considéré que le contrôle des bonnes mœurs ne devait pas entraver les manifestations de l’art et de la science. Les éditeurs ont su longtemps tirer profit de cette tolérance et les albums sur l’anatomie ou le sport antique ont fait les beaux jours des librairies au début du siècle. Mais la représentation des organes génitaux, si elle était effectuée dans un autre contexte, pouvait rapidement se révéler litigieuse.
Il a été jugé, en 1900, par le tribunal correctionnel de Limoges, que les reproductions de tableaux de maîtres – intitulés Les Trente-Deux Positions d’un amoureux ; Les Beautés secrètes de la femme ou encore L’Amour des demi-vierges – contenues dans certaines brochures n’étaient pas répréhensibles en tant que telles. Cependant, le titre de l’ouvrage, le regroupement thématique et les commentaires entraînaient une condamnation immédiate. De même, selon des arrêts de la Cour de cassation remontant aussi bien à 1924 qu’à 1958, les créations reposant sur des « poses lascives » ou « des attitudes mettant en évidence les parties les plus intimes du corps humain » pouvaient aisément subir les foudres de la justice. La cour d’appel de Rennes a, en 1949, opéré une distinction subtile entre le « nu scientifique ou artistique » et le « nu séducteur de sens », qui seul donnait lieu à sanction...
Jean Cocteau, en 1928, fit éditer clandestinement Le Livre blanc, inspiré de sa liaison avec un marin nommé « Pas de chance ». Le texte en tant que tel était certes séditieux mais les illustrations, représentant des garçons nus ou s’enlaçant, le rendaient tout bonnement sulfureux.
Jusqu’à l’adoption, en 1993, du nouveau code pénal, la loi, débarrassée peu à peu des références à la morale religieuse, sanctionnait donc les « imprimés, tous écrits, dessins, affiches, gravures, peintures, films ou clichés, matrices ou reproductions phonographiques, emblèmes, tous objets ou images contraires aux bonnes mœurs ».
L’article 227-24 du nouveau code pénal réprime sévèrement le « message à caractère violent ou pornographique, ou de nature à porter gravement atteinte à la dignité humaine […], lorsque ce message est susceptible d’être vu ou perçu par un mineur », autrement dit en toutes occasions ou presque.
Cette rédaction plus qu’imprécise, qui représente désormais une porte ouverte aux censeurs, a été fortement dénoncée par les observateurs attentifs, lors du vote parlementaire.
L’interprétation que peuvent faire les juridictions d’un texte aussi flou et répressif est très large. Les groupes de pression – qui se font fort de défendre la famille ou la religion – l’ont bien compris et hésitent de moins en moins à demander aux autorités d’agir, voire à intenter eux-mêmes les procès.
Jacques Henric l’a appris à ses dépens, en 1994, pour son livre Adorations perpétuelles, dont la couverture reproduisait L’Origine du monde de Courbet (ill. 5)… Bettina Rheims a pu le constater à la sortie d’INRI (ill. 2) en librairie, la couverture reproduisant une femme à demi-nue en croix ayant entraîné l’interdiction du livre.
La morale d’aujourd’hui permettrait sans doute de réprimer bon nombre d’œuvres, exposées impunément, il y a encore vingt ans. Il n’est pas sûr qu’aujourd’hui une photographie d’Irina Ionesco montrant sa fille dénudée ou que les nymphettes de Balthus (ill. 7) seraient accueillies sans réaction judiciaire.
L’image à caractère pédophile
Car la réprobation toujours plus forte de la pédophilie a, en France, suscité l’adoption de nouvelles dispositions, telles que l’article 227-23 du nouveau code pénal, qui sanctionne désormais : « l’image d’un mineur lorsque cette image présente un caractère pornographique. » C’est sur ce fondement que l’exposition « Présumés innocents », organisée par le CAPC de Bordeaux, et où figuraient notamment des œuvres de Nan Goldin, a entraîné des plaintes pénales.
Kiki Lamers (ill. 6), plasticienne néerlandaise résidant en France, a été condamnée pour corruption de mineurs, le 2 février dernier par la cour de Riom. L’artiste avait photographié des enfants nus. « L’alibi artistique invoqué » était « sans pertinence », puisque les images allaient « bien au-delà, par la crudité des scènes et par les positions adoptées, des photos artistiques ».
La censure privatisée du nu
La censure moderne du nu en art existe donc : elle s’est, comme le reste de la société, largement privatisée. Les ciseaux d’Anasthasie sont désormais manipulés à coup d’initiatives privées. Les ligues de vertu pullulent, de tous bords, sous forme d’associations, dans un revival très « fin de siècle » ou millénariste.
Certaines « organisations » sont souvent des cache-sexes, dans tous les sens du terme, des officines officielles de l’extrême droite ou de l’intégrisme catholique. La privatisation de la censure est complète puisque les sanctions demandées sont économiques : des dommages-intérêts en pagaille, une classification en X (ce qui réduit sensiblement les salles autorisées à accueillir le film, puisque, à Paris, il en reste… une seule). L’interdiction en tant que telle est peu sollicitée. Pareille demande est de nos jours de mauvaise politique (tout est affaire de communication dans un monde entièrement privatisé), ne rapporte pas plus de publicité que l’annonce du procès (mieux vaut un bon communiqué à l’AFP qu’une obscure victoire au tribunal), et s’avère moins rentable que l’obtention de dommages-intérêts.
« Au mieux », les poursuivants demanderont presque à demi-mots le retrait d’une simple image d’un catalogue, ce qui, en pratique, revient pour l’éditeur à recommencer entièrement la fabrication du livre ; et donc à ne pas le ressortir de l’oubli et du gouffre financier dans lequel le seul rappel des exemplaires invendables l’aura englouti.
Le clergé s’est réveillé récemment, en faisant interdire le 10 mars 2005, les affiches publicitaires de Marithé et François Girbaud (ill. 8), au motif que les sentiments religieux des chrétiens pouvaient être heurtés par ce pastiche de La Cène de Léonard de Vinci osant montrer Marie Madeleine sous les formes d’un homme à demi-dénudé.
L’ordre moral semble de retour. Quoi qu’il en soit, la justice est toujours prête à l’accueillir.
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Le nu et le droit
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°571 du 1 juillet 2005, avec le titre suivant : Le nu et le droit