Art contemporain

ENTRETIEN

Jean Pierre Raynaud : « L’œuvre est un tremplin qui montre la pensée »

Par Amélie Adamo · Le Journal des Arts

Le 10 mars 2024 - 838 mots

STRASBOURG

Inspiré par « Guernica », l’artiste français a créé une œuvre aux mêmes dimensions appelant au retour de la paix en Ukraine. Les deux « œuvres » sont installées en ce moment côte à côte au Conseil de l’Europe.

Un an après le début de la guerre en Ukraine, et répondant à l’invitation faite par les éditions Jannink, Jean Pierre Raynaud (né en 1939) a réalisé une œuvre monumentale en dialogue avec Guernica de Pablo Picasso (1937), intitulée Sans titre – Ukraine. Un livre d’art, Guernica / Ukraine (éd. Jannink), publié en édition limitée, explore l’histoire de ces deux projets artistiques, soulignant le lien entre le chef-d’œuvre de Picasso et l’œuvre conceptuelle de Jean Pierre Raynaud dont la radicalité tranche avec le tableau figuratif du maître espagnol.

Deux bâches immenses. L’une reproduit à l’échelle 1 le tableau « Guernica » ; l’autre, au même format, l’image de deux panneaux « sens interdit ». Votre proposition radicale est formellement très éloignée de l’œuvre de Picasso. Qu’est-ce qui vous a intéressé dans ce dialogue ? Quel regard avez-vous porté sur « Guernica » ?

Ce n’est pas le regard que je porte sur Guernica qui m’intéresse. Ce qui m’intéresse, c’est ce que j’exprime en tant qu’artiste, avec ce que je suis. Avec des moyens d’expression qui sont les miens : la photographie, l’informatique, la reproduction mécanique. J’ai recours aux machines comme beaucoup d’artistes depuis la seconde moitié du XXe siècle. Je ne suis pas peintre ni dessinateur. Je suis artiste, je fais de l’art contemporain. Le tableau est une notion qui n’a pas de sens dans mon cas. Parlons plutôt d’assemblage. J’assemble des signes. C’est comme un langage. Ces moyens d’expression me permettent de faire passer ce que je pense.

Picasso a exprimé la violence de la guerre civile espagnole par des moyens figuratifs. Quelle est votre propre expérience de la guerre et en quoi votre travail s’y confronte-t-il ?

Je suis né en 1939 et j’ai perdu mon père au début de la Deuxième Guerre mondiale, tué par une bombe. Je suis né en guerre. Depuis je suis resté en guerre, comme si j’étais en danger. À travers l’art, j’exprime quelque chose qui est instinctif, éternel en l’homme. La violence qu’il y a en l’homme est le grand sujet de ma vie et de l’art sous toutes ses formes. Regardez Matisse et Picasso. Henri Matisse ne représente pas de corps violenté. Mais c’est violent aussi. La vie, c’est violent, de la naissance à la mort. Et moi, je suis un être humain qui réagit à tout cela, avec ma sensibilité, avec ce que je suis. À 85 ans, cela n’a pas bougé. Jusqu’au bout je serai face au même constat que la vie est sublime mais que la violence est telle que je n’aurais sans doute pas su y répondre par les images que je produis. Je suis sur la brèche, dans une question de danger et de protection. C’est ma ligne poétique. Ma violence est artistique. Mais je ne me considère pas comme militant. L’art n’est pas un jugement de valeur.

La signalétique est un moyen que vous utilisez depuis les années 1960. Pourquoi l’avoir réutilisé dans ce dialogue ?

Je rencontre le réel dans la force du signe. La signalétique est un vocabulaire simple, quelque chose que n’importe qui reçoit et comprend, aux quatre coins du monde, à tout âge. Ça parle à tous, sans être allé au musée. Elle s’impose à moi par l’instinct d’exprimer ce que je suis. Car je ne suis pas peintre. Je me méfie du talent, de la séduction. La signalétique, c’est mon langage pour communiquer. L’œuvre est intéressante quand elle a une portée universelle. Hors espace et hors temps.

Mais la question du politique, c’est la question du corps. Le corps privé, violenté, menacé. Ne croyez-vous pas qu’il y ait contradiction à faire face à cette question du politique en évacuant précisément le corps, par une distanciation froide et conceptuelle ?

Je ne dis pas que le corps n’existe pas. Bien sûr, le corps est un outil, toute œuvre est faite par un être humain, donc par un corps. Mais ce que je dis vient du cérébral, c’est mental, c’est mon état d’esprit. L’œuvre est un tremplin qui montre la pensée. La signalétique parle à la pensée qui est dans un corps : les deux sont liés. Je ne parle pas de corps comme Picasso qui montre des corps violentés, le propre de la figuration. Je suis plus mental. Je n’ai pas besoin de montrer un membre sectionné pour parler d’une personne. Chacun son moyen d’expression.

Quel est avenir pour cette œuvre dont vous avez fait don à l’État ukrainien ?

En attendant de pouvoir rejoindre l’Ukraine, et d’être installée au Musée national d’art de Kiev, l’œuvre va voyager, là où on la demande. Jusqu’au 23 mars, elle est présentée au Conseil de l’Europe à Strasbourg. Les deux ensemble sont montrés là, devant tous les politiques européens. Quasiment 20 mètres de long ensemble, cela ne fait pas rien ! Cette œuvre se débrouille dans un endroit qui a du sens. Elle est dans la vie. Elle est à sa place.

Thématiques

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°628 du 1 mars 2024, avec le titre suivant : Jean Pierre Raynaud, artiste : « L’œuvre est un tremplin qui montre la pensée »

Tous les articles dans Création

Le Journal des Arts.fr

Inscription newsletter

Recevez quotidiennement l'essentiel de l'actualité de l'art et de son marché.

En kiosque