Art contemporain

Jean-Jacques Lebel, le passeur insoumis

Par Anne-Cécile Sanchez · L'ŒIL

Le 12 avril 2020 - 1885 mots

NANTES

En traversant la seconde moitié du XXe siècle, Jean-Jacques Lebel en a vécu le meilleur. Engagé en art comme en politique, il a milité contre la torture, traduit la poésie beatnik, organisé le festival Polyphonix pour décloisonner les genres et ouvrir les frontières. Nantes s’apprête à présenter une sélection d’œuvres issues de son étonnant fonds de dotation.

Jean-Jacques Lebel posant dans la rue avec sa toile Le soleil est la substance, 1957 © Photo Erró
Jean-Jacques Lebel posant dans la rue avec sa toile Le soleil est la substance, 1957
© Photo Erró

Il y a plusieurs années, Jean-Jacques Lebel a rapporté d’un voyage en Californie, en souvenir de ses majestueuses forêts de conifères, un séquoia assez petit pour tenir dans une valise. À son retour en France, il l’a planté dans le parc de sa propriété de l’Eure, où il se rend régulièrement, à une heure et demie de Paris. L’arbrisseau a poussé et mesure à présent plus de dix mètres de hauteur, beau géant au feuillage persistant acclimaté au ciel normand. Il arrive que les choses grandissent et vivent ainsi leur vie propre. C’est un peu ce qui s’est passé avec sa collection, que l’intéressé refuse d’ailleurs de nommer ainsi, car le terme renvoie selon lui à une notion spéculative aux antipodes de sa démarche. Infatigable pourfendeur du capitalisme, Jean-Jacques Lebel se tient autant que possible à distance des logiques de marché.

On parlera donc plutôt d’un ensemble d’œuvres qui s’est constitué au cours d’une vie bien remplie d’artiste, de critique d’art, de polémiste, d’organisateur de festivals transculturels divers, à partir de cadeaux et d’échanges incessants avec ses pairs. « Ma génération a connu un esprit d’amitié et de solidarité qui a pratiquement disparu entre les artistes. Nous étions très peu à Paris dans les années 1950. On se connaissait, on se rendait visite dans nos ateliers. On disait : “Ça te plaît ? Prends-le !” » Disciple et ami du philosophe Gilles Deleuze, Jean-Jacques Lebel lui emprunte volontiers l’image du rhizome, cette tige souterraine vivace et multiple, pour qualifier cette collecte bâtie au gré des affinités, qui compte aujourd’hui plus d’un millier de pièces. De Kader Attia et Antonin Artaud à Tristan Tzara, de Tetsumi Kudo à Francis Picabia et Yoko Ono… Et qui, comme l’arbuste transplanté, continue à se développer grâce à de nouvelles ramifications, de nouveaux dons.

Un fonds de dotation à son nom

Pour assurer sa pérennité autant que son autonomie, il a créé en 2013 un fonds de dotation, moins coûteux qu’une fondation et dont les statuts garantissent l’inaliénabilité des œuvres. Il a ainsi conjuré le spectre de la dispersion, sa hantise, et se donne les moyens, avec un conseil d’administration qui réunit quelques sommités du monde de l’art, d’inventer un « dispositif socio-économico-artistico-politique » en phase avec ses aspirations. À rebours du système marchand, donc, et des hiérarchies établies aux dépens d’artistes qu’il veut inviter à redécouvrir, tels que Ghérasim Luca (1913-1994), l’auteur de Héros-limite, ou la sculptrice Isabelle Waldberg (1911-1990). Le Musée d’arts de Nantes accueille pendant quelques semaines une sélection d’œuvres issues de ce fonds. Attention, il ne s’agit pas d’une exposition : Jean-Jacques Lebel qui, décidément, a du mal avec les étiquettes et les conventions est allergique au concept. Il lui préfère le terme, un peu barbare, de « montrage ». Et s’interroge sur la possibilité de pratiquer encore des accrochages classiques quand, en 1938, pour l’Exposition surréaliste, Marcel Duchamp imagina de plonger les visiteurs dans le noir et de les munir d’une lampe électrique afin qu’ils deviennent, à tâtons, acteurs de leur rencontre avec les œuvres.

« Ce fonds a grandi du point de vue des artistes, estime pour sa part la commissaire Cécile Bargues. Le montrer, c’est sortir d’une histoire de l’art trop linéaire. » « L’archipel » – c’est le titre retenu pour l’événement – a choisi comme affiche un photomontage de la plasticienne et performeuse Esther Ferrer (Europortrait, 2002) où on la voit vomir, littéralement, des pièces de monnaie. Le message est sans ambiguïté. L’anti-collection de Jean-Jacques Lebel raconte aussi, en creux, son histoire et celle des époques qu’il a traversées. C’est un long récit qui commence en 1936, année de sa naissance à Paris, et se poursuit aux États-Unis, où Robert Lebel, historien d’art, embauché pour la New York World’s Fair de 1939, a embarqué femme et enfant. Quand la Seconde Guerre mondiale éclate, ce père les laissera derrière lui afin d’aller combattre sous les drapeaux. « Il a été fait prisonnier comme lieutenant de l’armée française et a mis près de trois ans à s’évader. Il nous a retrouvés après avoir traversé l’Europe à pied, jusqu’au Portugal où il a pris un cargo transatlantique pour nous rejoindre. Une aventure extraordinaire dont il aurait pu être fier, mais qu’il ne m’a jamais racontée. Je l’ai découverte après sa mort, grâce à des gens croisés par hasard, qui avaient été au stalag avec lui », explique Jean-Jacques Lebel.

Affects en tous genres

Pour sa part, il est devenu bilingue, donc, et farouchement anarchiste. De cette enfance en exil, il garde aussi le souvenir précieux de quelques rencontres déterminantes, car son père, homme de plume, fréquentait l’intelligentsia des arts et des lettres de son époque. « Quand tout un chacun, dans sa génération, s’ennuyait à la conversation des cousines et des voisins de palier, les visiteurs chez lui, à New York et à Paris, s’appelaient André Breton, Marcel Duchamp, Victor Brauner, Max Ernst… », note dans la préface d’un recueil de ses textes Didier Semin, conservateur et enseignant aux Beaux-Arts de Paris [À pied, à cheval et en Spoutnik, Jean-Jacques Lebel,éditions Les Beaux-Arts de Paris]. En toute logique, Lebel fait le choix de l’art, qu’il part étudier à Florence. Il est passionné par la Renaissance, en particulier par le Titien, fasciné par la manière dont les artistes de cette époque parviennent, bien que l’Église soit leur principal commanditaire, à instiller le sentiment amoureux dans leurs œuvres. Le culte de l’érotisme, marque d’un esprit libre et jouisseur, a longtemps fait partie de ses marottes, et motivé nombre de ses combats contre la censure des « ronds-de-cuir ». « Tout véritable acte de poésie commence par mettre en pièces la domination des langues de bois (administrative, religieuse, universitaire, sportive, politique…) », écrit-il en 2002 dans Polyphonix.

Éros, bien sûr, va main dans la main avec Thanatos. Été 1960 : Jean-Jacques Lebel a mis quatre jours, avec Alain Jouffroy, à rallier Venise, où ils coorganisent dans une galerie une des étapes de l’Anti-Procès, mobilisation des artistes contre la guerre d’Algérie. Leur comparse Tinguely leur a prêté une sculpture, transportée depuis la France sur le toit d’une Simca Aronde. « Si vous ne la vendez pas, foutez-la dans le canal », leur a-t-il précisé. « L’art, ce n’était pas de la thésaurisation », résume Jean-Jacques Lebel. L’exposition a lieu. Lebel loge toujours sur place, avec Gregory Corso, quand il apprend par la presse la mort de Nina Thoren, une amie vénitienne partie étudier l’anthropologie à l’Université de Los Angeles. Violée et assassinée. « Une tragédie épouvantable. » Il soupire, submergé par l’émotion au souvenir de ce fait divers atroce. « N’étant pas croyant, ne souscrivant à aucune religion, je voulais malgré tout organiser quelque chose, une sorte de cérémonie, pour marquer cette tragique disparition et protester contre ce crime. J’ai trouvé cette idée de violer et tuer symboliquement cette sculpture de Tinguely. Un rite solennel, pas très catholique, qui tenait des traditions tibétaines et vaudoues, dans l’esprit des Maîtres fous, le film ethnographique de Jean Rouch. » En guise de linceul, la sculpture poignardée est recouverte d’un tissu Fortuny, le cortège monte à bord de trois gondoles prêtées par Peggy Guggenheim, et l’œuvre est jetée dans l’eau avec une poignée de gardénias blancs. « Fin 1961, un an après, j’étais à New York. J’ai rencontré Allan Kaprow, qui m’a dit : “Ce que tu as fait là, c’est un happening.” » D’autres suivront, jusqu’en mai 1968. « Pas la peine d’essayer de faire mieux », estime Jean-Jacques Lebel, protagoniste enthousiaste des événements.

Transmettre, partager

Très jeune, Jean-Jacques Lebel a aussi été frappé de constater que, de la Renaissance au surréalisme, les idées naissent et prospèrent au sein d’un milieu artistique et intellectuel qui leur est favorable, un terreau fertilisé par l’amitié. Celle-ci demeurera à ses yeux une valeur centrale. Celle qui le lie à Erró dure ainsi depuis leur rencontre en 1962, et il parle du peintre islandais comme d’un « frère d’adoption ». Tôt engagé en politique, il a renoncé à un certain nombre d’illusions au cours de son existence, mais il croit au collectif et, surtout, à « l’affect ». Dès le début des années 1960, il traduit et publie ses amis poètes américains William Burroughs, Allen Ginsberg, Lawrence Ferlinghetti, Gregory Corso auxquels il fait découvrir, en retour, les enregistrements d’Antonin Artaud. Souvenir consigné dans un de ses textes : « Nous étions défoncés, assis par terre autour d’un énorme magnétophone. Nous avons disposé la bobine sur l’appareil et appuyé sur le bouton. Le résultat fut un flot d’explosions aiguës et bestiales, venues de langues (multiples) inconnues de nous, que nous écoutâmes avec un mélange de crainte et de stupéfaction. À la fin de la bande, nous étions cloués sur place et déconcertés, pensant qu’Artaud avait parlé là un idiome connu de lui seul. C’est alors que Ginsberg, qui n’oubliait jamais le côté pratique, a dit : “On le réécoute ?” En bataillant avec le magnétophone, nous nous sommes rendu compte que nous avions mis la bobine à l’envers. » Petit incident qui illustre selon lui parfaitement le principe d’une autre de ses grandes références, John Cage, selon lequel toute nouvelle écoute produit une nouvelle musique.

Passeur dopé au prosélytisme fraternel, il crée en 1964 le Festival de la libre expression, qui durera jusqu’en 1967, et annonce Polyphonix, festival nomade et multilingue cofondé en 1979 avec François Dufrêne. Brion Gysin, Bernard Heidsieck, John Giorno, Allen Ginsberg, William Burroughs ou Arnaud Labelle-Rojoux compteront parmi les participants de cette scène qui ne fait pas de distinction entre les poètes et les plasticiens et met en avant les artistes qui sont à la fois l’un et l’autre. Son ami Gilles Deleuze qualifia la manifestation de « souk », « c’est-à-dire un lieu de commerce et de troc, une réunion saisonnière ouverte aux échanges hors commerce et aux cheminements passionnels hors pistes », traduit l’incorrigible Jean-Jacques Lebel. L’édition 2009 de Polyphonix a eu lieu dans le cadre du Festival d’automne, à Paris.

L’homme est tellement défini par sa générosité qu’on oublierait presque de mentionner sa propre production. Il ne la met guère en avant. Et pourtant, il n’a cessé d’expérimenter de nouvelles formes. En 2007, il terminait, après sept années de travail, un film numérique conçu comme une vidéo-installation pour quatre écrans, Les Avatars de Vénus, qui fut exposée à La Maison Rouge en 2009 ainsi qu’au Mamco de Genève. Quand nous l’avons rencontré, il mettait au point dans son atelier normand une installation destinée au Musée d’arts de Nantes. En écoutant L’Orfeo de Monteverdi. Le volume très certainement poussé à fond.
 

 

1936
Naissance à Paris
1955
Première exposition à la Galleria Numero (Florence) et publication de Front unique
1960
Crée L’Enterrement de « la Chose » de Tinguely à Venise, considéré comme l’un des premiers happenings européens. Prend l’initiative du Grand Tableau antifasciste collectif exposé lors de l’Anti-Procès, exposition internationale qu’il coorganise
1967
Met en scène Le Désir attrapé par la queue de Picasso
1979
Organise le festival international Polyphonix
1988
Après un long exil méditatif, recommence à exposer ses œuvres dans des galeries et musées
2007
Termine Les Avatars de Vénus, film numérique et vidéo-installation pour quatre écrans
2018
Exposition « Jean-Jacques Lebel. L’outrepasseur » au Centre Pompidou
2020
Exposition « Archipel » au Musée d’arts de Nantes
« Archipel »,
jusqu’au 31 mai 2020. Musée d’arts de Nantes, 10, rue Georges-Clemenceau, Nantes (44). Tous les jours de 11 h à 19 h, jusqu’à 21 h le jeudi, fermé le mardi. Tarifs 8 et 4 €. Commissaires : Sophie Lévy, Cécile Bargues. museedarts denantes.nantes metropole.fr

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°733 du 1 avril 2020, avec le titre suivant : Jean-Jacques Lebel, le passeur insoumis

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