Art contemporain

RENCONTRE

Ingrid Brochard celle qui fait bouger l’art

Par Anne-Cécile Sanchez · Le Journal des Arts

Le 28 février 2021 - 1176 mots

FRANCE

La fondatrice du Musée Mobile s’est associée au Centre Pompidou pour lancer sur les routes de France son troisième camion-musée itinérant, à la rencontre des publics éloignés des lieux de culture.

Ingrid Brochard. © Julien Martinez Leclerc
Ingrid Brochard.
© Julien Martinez Leclerc

Paris. Elle porte ce jour-là un jean blanc et des baskets, griffées, immaculées, un pull beige à motif tigre et garde son masque pendant toute la durée de l’entretien. Elle a préféré se déplacer. De son intérieur du 16e arrondissement parisien mêlant création contemporaine et design vintage, nous ne connaîtrons que ce qu’en ont publié des revues de décoration, et, précision glissée dans la conversation, ceci : un coup de cœur récent pour un canapé Pierre Paulin. Un tableau, une œuvre acquise ces derniers mois ? Non, elle ne voit pas. Si ce n’est ce dessin du street-artist Toctoc pour la chambre de son fils. Convaincue que l’art est un vecteur de transformation, Ingrid Brochard a, un temps, beaucoup acheté : des œuvres de Jacques Monory, Louise Bourgeois puis de Martin Creed, Gabriel Kuri, Ida Tursic & Wilfried Mille, Christopher Wool… Mais elle se dit aujourd’hui échaudée par l’envol des prix, l’atmosphère hystérisée du marché. Elle a d’ailleurs revendu une bonne partie de sa collection, ne gardant que l’essentiel, à l’image d’un petit dessin de Gustav Klimt.

Dix ans de MuMo

Ce dépouillement s’explique peut-être en partie par le succès du MuMo. Ce projet abouti de musée mobile constitue sans doute une forme d’accomplissement, une façon gratifiante de mettre en acte la formule consacrée de Robert Filliou, qu’elle cite volontiers : « L’art est ce qui rend la vie plus intéressante que l’art. » D’autant que, dix ans environ après qu’elle a eu l’idée de cette pinacothèque itinérante, Ingrid Brochard vient de conclure un partenariat avec le Centre Pompidou, lequel se rêve nomade depuis plusieurs années afin d’aller au-devant de tous les publics.

Être approchée par l’un des plus grands musées du monde, ce n’est pas rien, d’autant plus lorsqu’on n’a pas fait carrière dans la culture. La quadragénaire a plutôt un profil de dirigeante de start-up devenue mère de famille. Très jeune, après des études de commerce, Ingrid Brochard a gagné pas mal d’argent en important en France des cosmétiques fabriqués en Asie. Jusqu’au jour où elle n’a plus assumé le fait que ses bénéfices se fassent au prix des conditions de travail déplorables qui régnaient dans les firmes avec lesquelles elle traitait. Sa prise de conscience se résume selon elle à une phrase, lâchée par un de ses interlocuteurs chinois, jugeant ses préoccupations humanistes incompatibles avec les affaires : « Ingrid, it’s time for you to stop business. » Elle se résoudra peu à peu, en effet, à mettre un terme à cette activité lucrative. Sa passion pour l’art, venue entre-temps donner du sens à une vie fondée sur la quête du profit, la pousse alors à créer un magazine de création contemporaine, Be Contemporary. Elle se lance dans cette aventure éditoriale sans a priori, sans connaissance non plus, du fonctionnement de la presse. Le publicitaire Jacques Séguéla, croisé dans un dîner en ville, la mettra en garde : « Un journal, ça ne rapporte pas d’argent, c’est une danseuse ! » Elle relate l’anecdote avec une ingénuité dont on comprend, que, combinée à une détermination de fer, celle-ci lui permet d’oser frapper à de nombreuses portes, et très souvent, d’être bien accueillie.

Un réseau et de l’audace

En 2009, c’est sa propre résidence secondaire, en Indre-et-Loire, qu’elle décide d’ouvrir pour l’exposition « A House is not a Home ». Kader Attia, Berlinde De Bruyckere, Kendell Geers, Wang Du, Thomas Hirschhorn, Lawrence Weiner… l’affiche est ambitieuse. « De telles expositions relèvent d’une vraie nécessité et d’une grande complicité avec les artistes », souligne Hans Ulrich Obrist, sollicité pour un entretien publié dans le catalogue. N’aurait-elle pas voulu, à cette époque, ouvrir une galerie ? La question, en fait, ne s’est jamais posée. Ingrid Brochard déroule son histoire avec une application souriante, quitte, parfois, à en livrer une version légèrement remaniée. Ainsi de sa rencontre, lors d’un vernissage, avec Gérard Schlosser, qui lui propose de poser pour lui. « C’est une fonceuse, elle est d’une audace incroyable », se souvient le peintre. Éludant son rôle de modèle d’atelier, elle aime voir dans cette figure paternelle celle d’un mentor qui lui a donné accès à l’art, à la littérature, à la musique…, un bagage que ne lui avait pas transmis son éducation. « Dans ma famille nous faisions du sport, mais n’allions ni au musée ni au théâtre… » Adulte, elle s’est inscrite aux cours du soir de l’École du Louvre et de la maison de ventes Christie’s.

A-t-elle voulu combler ce manque à travers la création du MuMo, qui sillonne ces zones blanches de la culture, enclaves rurales ou périurbaines, à la rencontre d’enfants qui, pour la moitié d’entre eux, n’ont jamais mis les pieds au musée ? Elle raconte que c’est en pensant au bibliobus de sa jeunesse que lui en est venue l’idée. D’abord sous la forme d’un conteneur nomade qui part arpenter les routes de France, mais aussi d’Europe et d’Afrique… Avec pour public « cible » les scolaires, de la maternelle au lycée. Un pari assez fou avec le recul. Forte de son réseau, de son audace, Ingrid Brochard a commencé en demandant des œuvres à des artistes qu’elle connaissait un peu pour les avoir rencontrés. Sans garantir la restitution des pièces en l’état, et c’est un euphémisme : ainsi de cette œuvre gonflable de Paul McCarthy qui a fini sa tournée complètement décolorée. La plupart des artistes jouent cependant le jeu. James Turrell lui confie une sphère de deux mètres de diamètre. Les problèmes sont finalement l’exception. Comme cette collaboration avortée avec Adel Abdessemed, qui entend donner au MuMo la vidéo d’une jeune femme allaitant un cochon de lait (Lise, 2011). Ingrid Brochard juge l’image dérangeante pour des enfants. Abdessemed crie à la censure. Elle reste persuadée d’avoir fait le bon choix. « À l’époque nous n’avions pas de comité scientifique »… Ni de protocole de conservation des œuvres. Ce dilettantisme joyeux en fait frémir quelques-uns. Ingrid Brochard revoit sa copie en lançant un appel à projet pour un camion plus respectueux des normes muséales. En 2017, le second MuMo, signé Matali Crasset, a vocation à transporter des œuvres des Frac (Fonds régionaux d’art contemporain), dont elle s’est rapprochée. « Au-delà de nos collections, ce qui l’intéressait, c’était notre connaissance du territoire, observe Xavier Franceschi, directeur du Frac Île-de-France. Son projet était pertinent. »

La structure emploie aujourd’hui entre six et huit personnes, pour un coût d’un peu moins d’un demi-million d’euros par an. Dans l’équipe, c’est à elle qu’il revient de lever des fonds. Elle s’est d’ailleurs donné les moyens de parler le langage de l’administration en obtenant un master de management des politiques publiques à Sciences Po Paris. Le MuMo est financé pour un peu moins de la moitié de son budget par des mécènes, comme la Fondation Daniel et Nina Carasso. « Mais c’est important d’avoir la caution des instances publiques, plus de la moitié de notre budget provient de subventions », précise-t-elle. Avec plusieurs milliers de kilomètres au compteur, le concept du MuMo tient toujours la route. Et on ne peut que s’incliner devant le chemin parcouru.

1976
Naissance à Tours (Indre-et-loire).
2007
Lancement du magazine trimestriel BC/Be Contemporary et production l’année suivante d’une série de douze émissions du même nom pour la chaîne Direct 8. 2011 Création du premier « MuMo » (Musée Mobile), qui en cinq ans accueille plus de 150 000 visiteurs en France, au Cameroun, en Côte d’Ivoire, en Belgique, en Suisse et en Espagne.
2018
Promue au grade d’officier de l’ordre des Arts et des Lettres.
2020-2021
Lancement du « MuMo x Centre Pompidou ». Il diffusera dès l’automne des œuvres du Musée national d’art moderne dans un camion spécialement conçu par l’agence Hérault Arnod Architectures avec le concours de l’artiste Krijn de Koning.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°561 du 19 février 2021, avec le titre suivant : Ingrid Brochard celle qui fait bouger l’art

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