Bien avant le procès, en 2022, de Daniel Druet revendiquant la paternité d’œuvres de Maurizio Cattelan, Richard Guino se voyait reconnaître en justice il y a cinquante ans le statut de « coauteur » de sculptures de Renoir.
Au milieu des années 1960, le sculpteur d’origine catalane Richard Guino (1890-1973) se morfond dans son atelier de la banlieue parisienne. Malade, désargenté, il peine à trouver le moyen de subvenir à ses besoins et à ceux de sa famille. Alors que son regard erre sur les objets familiers de son lieu de travail – outils, ébauches, archives… –, une idée lui vient. Il pourrait sans doute trouver acquéreur pour quelques-unes des œuvres qu’il avait sculptées, cinquante ans plus tôt, à la demande d’un peintre au nom illustre, dont la signature est apposée sur chacune d’entre elles : Pierre Auguste Renoir. Pour vendre ces œuvres accompagnées de leur lucratif droit de reproduction, Richard Guino doit obtenir l’autorisation non pas de Renoir, décédé en 1919, mais de ses ayants droit. Mais les héritiers du peintre refusent catégoriquement de lui céder ce droit, faisant ainsi échouer la vente projetée.
En désespoir de cause, Richard Guino saisit alors le Tribunal de grande instance (TGI) de Paris, afin de faire déclarer en justice sa qualité de « coauteur » de l’ensemble des sculptures créées « par Renoir » entre 1913 et 1917. En défense, les héritiers Renoir ironisent : reconnaître un coauteur aux côtés du monument de la peinture qu’était Renoir ? Quel orgueil, et quel affront au grand maître ! Leur avocat n’en démord pas : « Renoir ne peut être que tout Renoir, comme Rubens n’est que tout Rubens. » Quant à Guino, il aurait certes assisté le vieux peintre dans son travail, mais seulement en qualité d’exécutant, dépourvu de tout apport créatif. À en croire les descendants de Renoir, les mains de Richard Guino n’auraient été mises en mouvement que sous l’impulsion de la baguette créatrice, génialement inspirée, de leur illustre aïeul.
Ce sont ces deux versions des faits que les juges vont devoir confronter et départager, pour trancher la question de la paternité des œuvres litigieuses. Car si le droit admet qu’il puisse exister des œuvres de collaboration, il présume néanmoins que l’auteur ou l’autrice est la personne sous le nom de qui l’œuvre a été diffusée, c’est-à-dire portée à la connaissance du public. Dès lors, si une sculpture est signée de Renoir seul, Renoir seul en est censément l’auteur. Quiconque prétendrait au statut de « coauteur » de cette œuvre devrait prouver avoir contribué au processus créatif par un apport singulier et original. En d’autres termes, Richard Guino devait convaincre les juges de ce qu’il avait marqué l’œuvre sculpté « de Renoir » du sceau de sa propre personnalité artistique.
Le tribunal était invité à se prononcer sur la paternité de la totalité des sculptures produites par Renoir de concert avec Guino, soit un corpus d’une vingtaine d’œuvres environ – dont le Musée Hyacinthe-Rigaud à Perpignan a récemment réuni une bonne part dans le cadre de l’exposition « Guino-Renoir, la couleur de la sculpture ». Plus d’un demi-siècle après les faits disputés, le tribunal va donc charger un expert judiciaire de reconstituer, aussi fidèlement que possible, la façon dont ces sculptures ont été réalisées : une véritable plongée au cœur du mystère de la création artistique.
Par ce procès, c’est sur une page relativement méconnue de l’histoire de l’art que les regards du public – car l’affaire fera grand bruit – vont se porter. Tout commence par une visite du marchand Ambroise Vollard à Pierre Auguste Renoir, à la veille de la Première Guerre mondiale. Le célèbre peintre, âgé de plus de 70 ans, est atteint d’une polyarthrite rhumatoïde qui tétanise ses mains dans de vives souffrances. Il n’en continue pas moins à peindre, en faisant fixer le manche de son pinceau sous des bandelettes enroulées autour de ses mains. Sous le coup d’une inspiration pour le moins incongrue, ou simplement mercantile, Vollard suggère à Renoir de reprendre les rares essais de sculpture qu’il avait ébauchés quelques années auparavant. Alors que le peintre lui fait remarquer que ses mains, à peine en état de tenir un pinceau, ne sont certainement pas capables de modeler la matière, Vollard s’engage à lui trouver « d’autres mains », jeunes et habiles, pour transcrire son style pictural dans l’univers de la sculpture. Ces mains seront celles de Richard Guino, récemment arrivé de Barcelone pour travailler avec Aristide Maillol, qui le présentera à Vollard comme « son élève le plus doué ».
Débute alors une relation de quatre années entre le peintre, diminué mais aguerri à son art et couvert de gloire, et le jeune sculpteur, respectueux et admiratif d’un tel aîné. Le jugement du Tribunal de grande instance de Paris permet d’imaginer la façon dont leur travail commun se serait organisé. Renoir choisissait, parmi son œuvre peint, un personnage ou un motif, dont Guino lui proposait, en petit format d’abord, une version sculptée en terre ou en plâtre. Après quelques indications et corrections de Renoir, Guino s’isolait pour travailler à une seconde version. Une fois le peintre satisfait, sa signature était apposée et l’œuvre envoyée au fondeur. De ces échanges naîtront huit esquisses et quatorze pièces abouties, dont les plus fameuses sont Le Jugement de Pâris, Hymne à la vie, Venus Victrix [voir ill.], ou encore le Buste de Madame Renoir. Elles seront saluées comme d’importantes réalisations de l’histoire de la sculpture par des critiques d’art qui reconnaissent, dès les années 1920, le rôle majeur joué par Richard Guino.
Pour reconstituer ce récit, la longue enquête de l’expert mandaté par le tribunal croise témoignages directs et indirects, et se livre à une comparaison éclairante entre les sculptures du binôme Renoir-Guino, celles de Renoir seul, et enfin celles de Renoir assisté par d’autres mains. Les conclusions de l’expertise sont formelles et convaincront le TGI de Paris de la réalité de l’apport créatif de Richard Guino. Le jugement du 11 janvier 1971 affirme ainsi que « par la liberté dont il jouissait […], par son jeune tempérament, par son goût un peu versaillais de la décoration et de la grâce, Richard Guino a donné à l’œuvre commune une empreinte personnelle incontestable, sans parvenir à s’effacer devant celle de Renoir ». En conséquence, conclut le tribunal, les sculptures litigieuses étaient « plus que suffisamment personnelles, pour conférer à Guino le droit à la qualité de coauteur ».
Les héritiers Renoir feront appel de ce jugement mais la qualité de « coauteur » de Guino se verra de nouveau confirmée par la cour d’appel de Paris puis par la Cour de cassation, laquelle, dans un arrêt du 13 novembre 1973, mettra un terme définitif à cette controverse artistico-judiciaire. Le temps de la justice est cependant long, trop long pour que Richard Guino, décédé quelques mois avant ce dernier verdict, ne puisse connaître son ultime victoire.
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Guino contre Renoir : la création en procès
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°623 du 15 décembre 2023, avec le titre suivant : Guino contre Renoir : la création en procès