Au Frac Île-de-France, l’exposition « Pour la vie » revisite l’œuvre du photographe sur près de trente ans à travers des portraits d’hommes et de femmes en lutte. Bruno Serralongue explique sa démarche et ses partis pris.
En 1996, Bruno Serralongue se rendait au Chiapas, au sud-est du Mexique, pour participer à la « rencontre intergalactique contre le néolibéralisme et pour l’humanité », organisée par l’Armée zapatiste de libération nationale. Initiée par le sous-commandant Marcos, cette réunion était un appel à tous les individus, collectifs et associations du monde entier à se rencontrer et à débattre. Commanditaire de ses propres travaux, Bruno Serralongue développe depuis des séries portant sur des luttes précises (Florange, Notre-Dame-des-Landes, Calais) ou celles contre les expropriations en région parisienne induites par la construction des installations olympiques.
Je reprends le titre donné par les zapatistes à leur voyage entrepris actuellement en Europe, voyage au cours duquel ils rencontrent des collectifs qui luttent contre le capitalisme. Je trouvais le titre parfait pour une exposition où il n’est question que de personnes en lutte pour leur vie, parfois leur survie quand on pense aux migrants, ou à d’autres personnes en lutte contre la destruction de leur cadre de vie.
Calais, que je mène depuis 2006. Car le travail touche autant à des questions artistiques que sociales et d’engagement citoyen. Voir de mes propres yeux comment l’État français traite à ses frontières des individus me choque extrêmement. C’est de pire en pire et indigne d’un État qui se réclame des droits de l’homme.
C’est la photographie qui m’a amené à réfléchir à ces questions d’inégalités et de revendications que j’ai découvertes au Chiapas. Je n’ai pas grandi dans un milieu engagé politiquement ou syndicalement, ni même ouvrier. Mon père travaillait dans une banque. Je n’ai découvert le monde ouvrier et les luttes ouvrières qu’à l’université, donc assez tardivement.
Je n’ai pas encore trouvé la forme adaptée pour en rendre compte. Excepté pour les manifestations de 1995-1996, liées aux réformes des retraites d’Alain Juppé et présentées sous la forme d’un diaporama de 690 diapositives projetées chacune durant 40 minutes environ. Les autres images de manifestations s’accumulent. Sur le mouvement des « gilets jaunes », j’ai des milliers d’images. Je me laisse le temps de leur trouver une forme.
D’abord, je ne suis pas forcément présent quand il y a des affrontements. Ensuite, le temps de travail à la chambre photographique est plus lent que celui d’un 24x36 avec lequel il est plus facile de courir. Enfin, c’est une question de positionnement : je ne veux pas montrer ce qui est repris en permanence par les médias comme symbole de l’événement et qui n’est pas l’essentiel de ce qui se passe. Dans l’exposition, il n’y a pas d’affrontements mais, en fait, ils sont partout et s’expriment à travers des individus, des outils qui peuvent servir à jardiner ou à se défendre et à attaquer ou une pensée. Ces images de lutte sont aussi en lutte.
L’origine est principalement médiatique. Je lis la presse tous les jours. Certains sujets sont nés également d’un travail en cours. C’est à Notre-Dame-des-Landes que j’ai entendu parler pour la première fois de la lutte des natifs américains contre la construction de pipelines sur leurs terres. Je suis allé sur place voir ce qui se passait. J’ai dû interrompre ce que j’ai commencé à cause du Covid, mais je reprends dans les mois à venir.
Le temps long permet l’élargissement des pratiques, d’expérimenter des approches photographiques différentes et de varier les appareils photo, les propositions plastiques. J’ai besoin aussi de prendre du recul, de faire des pauses pour regarder ce que j’ai fait tout en continuant à m’informer sur ce qui se passe.
D’une manière diffuse certainement. Quand je suis arrivé à Arles, je sortais d’études en histoire de l’art et d’un sujet de mémoire sur la pratique de la photographie chez Raoul Ubac qui m’avait conduit à m’intéresser à la photographie des années 1920-1930. À Arles, je n’ai donc pas découvert cette histoire mais j’ai découvert un outil, la chambre photographique et son histoire, ses usages où la question du documentaire apparaît avec des photographes comme August Sander ou Walker Evans. J’ai également découvert des artistes comme Jeff Wall et une autre histoire de la photographie qui, au départ, m’intéressait certainement moins.
À la Villa Arson, j’ai réalisé à la chambre la série Faits divers, construite à partir d’un protocole de travail basé sur la lecture quotidienne de Nice Matin et de la sélection d’un ou deux événements que j’allais photographier. L’enjeu n’était pas de faire des photographies mais de m’intéresser plus à la manière dont l’histoire était racontée. C’est comme cela que je suis arrivé à la photographie documentaire, c’est-à-dire à une photographie qui fait attention à la manière dont quelque chose est raconté.
Quand j’ai fait mes études d’histoire de l’art, j’étais très loin de la presse. La photographie de presse ne m’a intéressé que comme contre-modèle. Car il y a une manipulation de l’image. Les photographes de presse ne sont pas décisionnaires, bien qu’ils soient un jalon important dans la production de l’information. J’en discute beaucoup avec les photojournalistes que je côtoie à Calais ou ailleurs. Tous expriment, et depuis un certain moment, leur désaccord avec les images publiées et leur frustration par rapport à l’usage de leurs images.
Je suis d’une génération où le livre, surtout à l’ENSP à Arles, appartenait à une histoire de la photographie qui n’était pas la mienne mais celle d’Henri Cartier-Bresson ou de Robert Frank. En revanche, je me retrouvais dans ce que proposait Jean-François Chevrier, c’est-à-dire la transformation radicale du regard, du savoir et de la réflexion qu’induisait le mur d’un musée ou d’un centre d’art mais que n’induisait pas le livre. La découverte du travail de Jean-Luc Moulène puis de Jeff Wall m’a fait aussi comprendre que le mur permettait de raconter autre chose, de réaliser d’autres montages que ceux du livre. Tout cela me paraissait beaucoup plus novateur.
Certainement ! Être représenté par une galerie comme Air de Paris m’a ouvert d’autres portes, d’autres terrains, d’autres lieux que sont les centres d’art, les musées où il s’agit de montrer très différemment ces images de lutte et de mener des réflexions sur ces images.
L’intégration à des groupes qui luttent pour défendre quelque chose m’intéresse davantage. Je fais partie de la coordination qui organise la venue en Île-de-France des zapatistes et donne mes photographies aux associations ou aux personnes que je photographie.
Je ne sais comment m’insérer dans ces campagnes politiques en tant que photographe, ni quelle image produire. Mais je me rends à des meetings, plutôt à gauche, pour écouter ce qui se dit. La temporalité de l’exposition est toutefois bien trouvée, car elle produit un contre-discours aux discours médiatiques ou aux discours des candidats et de leurs équipes de communication sur les questions de sécurité ou d’immigration.
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Bruno Serralongue : « C’est la photographie qui m’a amené à réfléchir aux questions d’inégalités »
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°751 du 1 février 2022, avec le titre suivant : Bruno Serralongue : « C’est la photographie qui m’a amené à réfléchir aux questions d’inégalités »