Artiste conceptuel avant de devenir un sculpteur moderniste, Bernar Venet reste mal aimé en France.
Il est des artistes dont on croit tout savoir tant leur nom s’est mu en label. Qui dit Bernar Venet pense illico aux Lignes indéterminées qui semblent avoir inondé la planète. D’emblée s’impose l’image de l’entrepreneur débrouillard, fan de belles voitures, aussi doué pour les opérations immobilières que pour le lobbying, ayant transformé sa résidence du Muy (Var) en plateforme mondaine. Dans Mémoires accumulées, série d’entretiens réalisés avec Otto Hahn, son ami Arman disait de lui : « Il ne s’intéresse qu’à son travail, à la stratégie qu’il doit appliquer pour faire reconnaître et avancer son travail. Il ne s’investit que dans ce qui peut faire du bien à son image ou son œuvre. (…)
Il n’a qu’une idée, qu’il poursuit très efficacement : imposer ses sculptures. Il invite les gens en fonction de ce but. (…) En plus de l’aspect rigoureux de la diffusion, il travaille beaucoup son produit pour l’affirmer et en gommer les risques d’élégance. » Mais Venet ne se limite pas à ce cliché de machine communicante. Bonne pâte et sincère, ce concentré d’énergie est sans doute moins stratège que ne l’est son entourage, anxieux de séduire politiques et directeurs d’institutions. Son œuvre fut aussi complexe dans ses premières décennies d’activité. « Les personnes qui pensent qu’il pourrait être un artiste secondaire méconnaissent totalement l’ampleur de ce qui a été mis en jeu dans ses œuvres des années 1960 jusqu’au début des années 1970, affirme le spécialiste de l’art conceptuel Ghislain Mollet-Viéville. Il est sans conteste un précurseur de l’art conceptuel. »
Sa façon presque candide de théoriser sa pratique l’a toutefois desservi. Pour le délégué aux arts plastiques Olivier Kaeppelin, qui l’envisagerait volontiers pour une prochaine Monumenta, « c’est un homme de l’esprit moderne, pour qui le monde est fait de rythmes et de signes. Et lui met les espaces sous tension. »
Grâce à son don pour le dessin, Venet échappe à la fatalité familiale : devenir ouvrier chez Péchiney. Ratant le concours d’entrée aux Arts décoratifs de Nice, il rejoint les ateliers de décoration de l’opéra de Nice. Enrôlé dans l’armée, il jouit d’un grand atelier à la caserne de Tarascon où il développe en 1961 ses peintures au goudron sur carton. L’exploration de l’obscur le conduit vers les miroirs noirs qui tapissent le vide qu’il conçoit – sans les réaliser – en 1963 pour la galerie Ursula Girardon, à Paris. Mais c’est avec le Tas de charbon en 1963 qu’il signe le geste le plus fort de sa carrière, offrant une réflexion sur la gravité et l’entropie.
Vulcain moderne
La rencontre avec Arman sera déterminante, moins pour son travail que pour sa carrière. « Il m’a donné une œuvre qui m’a permis de payer mon billet pour New York et m’a accueilli dans son atelier. Il réussissait, et l’on rêve tous de s’en sortir un jour », confie Venet. À se demander si le mimétisme avec Arman ne l’aurait pas conduit à retirer le d final de son prénom en 1963… Installé à New York en 1967, Venet rencontre Sol LeWitt et Duchamp, se lie d’amitié avec Stella et On Kawara et figure d’emblée dans les expositions de groupe des artistes conceptuels. Cranté sur une certaine objectivité, il réalise ses premiers tubes, qui le conduisent progressivement vers le dessin industriel et les peintures de diagrammes mathématiques, dépourvues de tout potentiel métaphorique ou connotatif. À la « polysémie » du figuratif et à la « pansémie » du non-figuratif, il oppose alors la théorie de la « monosémie ». Mais, en 1970, Venet décide d’arrêter de produire. « Je ne voyais pas pourquoi je devais faire des œuvres pour les musées, le marché ou des pulsions pathologiques personnelles. Je ne voyais pas comment aller plus loin », explique-t-il.
Après six années de silence à la Duchamp, interrompu en 1977 par une présence à la Documenta de Cassel, Venet quitte le costume de l’artiste conceptuel pour celui d’un Vulcain moderne. « Sa manière de se colleter physiquement avec les machines, avec la matière est impressionnante, observe le réalisateur Thierry Spitzer. Ce sont les moments où il est le plus heureux, où il prend le plus de risques et de plaisir. » Dans ce passage du concept à la forge, de l’immanence à la matière, sa radicalité en prend un sérieux coup, aggravé par ses Lignes indéterminées à répétition. Moins connus, ses Accidents, poutres s’effondrant les unes sur les autres comme un grand jeu de Mah-jong, offrent une voie plus intéressante. « Il y a dans ses pièces des choses architecturales qui ne sont pas de l’ordre de la sculpture mais de la structure, explique l’historienne de l’art Ann Hindry.
On n’est pas dans la masse, le poids et la gravité comme chez Richard Serra, mais dans le structurel. » On le réduit pourtant souvent à un sous-Serra. « Serra est dans la confrontation avec l’architecture alors que le travail de Venet n’est pas provocateur, défend Thierry Spitzer. C’est une œuvre qui accompagne la géométrie des villes. Bernar a le sens de l’échelle. » Pas toujours cependant. Ainsi ses lignes indéterminées semblaient perdues dans la perspective du Champ-de-Mars en 1994, tout comme elles le furent dix ans plus tard sur Park Avenue à New York.
Venet n’aurait-il pas tendance à en faire trop, au risque de la saturation ? « Dire non, ce serait signifier ma supériorité. Je ne sais pas faire ça. Je devrais me dire : “Concentre-toi sur les choses indispensables.” J’en suis incapable », confie-t-il. Sa boulimie a toutefois des limites. Ainsi a-t-il refusé de peindre en rouge un arc qui devait être placé sur l’autoroute A6. Ce projet avorté, comme celui du Repos de l’arme contre l’Arc de triomphe, reste l’un de ses grands regrets. Il caresse aujourd’hui l’idée de Global Diagonal, matérialisant la trajectoire virtuelle entre deux villes de cultures éloignées comme Shanghai et New York.
Le regard de Venet sur l’art va au-delà de son travail. Ainsi s’est-il constitué au fur et à mesure des années une collection fabuleuse d’œuvres de Stella, Ellsworth Kelly, Christo ou Carl Andre, exposée jusqu’au 24 mai à l’Espace d’art concret de Mouans-Sartoux. Mais à l’inverse d’un Baselitz, cet ensemble n’est pas un répertoire dans lequel il puise des formes. Cette collection très tendue sera sans doute intégrée à la fondation que l’artiste prévoit de créer d’ici deux ans au Muy. Cette future structure rationalisera aussi un mécénat informel que Venet pratique depuis longtemps. Avec une vraie générosité, il héberge régulièrement des artistes comme Kader Attia ou Fabien Verschaere dans son atelier new-yorkais en plein Chelsea. « Ce qui est rare, c’est qu’un artiste soit à l’origine d’une résidence, indique Kader Attia. Bernar a eu un côté grand frère. Il a pris le temps de venir discuter avec moi de mon travail et du sien. »
Ostracisme tenace
Malgré un long compagnonnage avec le galeriste parisien Daniel Templon et quelques années de travail avec Jérôme de Noirmont, Venet a choisi de gérer sa carrière en solo, allant jusqu’à négocier en direct avec la maison de ventes Sotheby’s pour la dispersion d’une vingtaine de sculptures en Floride l’an dernier. La petite entreprise Venet ne connaît d’ailleurs pas la crise. « Aux états-Unis, Bernar est dans le top des tops des collections, déclare Stéphane Connery, spécialiste de Sotheby’s. Lors de l’opération en Floride, on l’a vendu à la Terre entière. Mais pas à un seul Français. » Le mot est lâché. Venet souffre d’un ostracisme tenace dans l’Hexagone. S’il est présent à la Biennale de Venise, à l’Arsenal, en juin prochain, c’est via un projet financé par des Allemands.
De même, aura-t-il sa place à côté de Richard Long, Kiefer, Beuys et Boltanski dans un musée privé qu’ouvrira le collectionneur Joachim Mühling à Mannheim en septembre prochain. Pourquoi la France lui tourne-t-elle le dos ? « Bernar ne correspondait pas au modèle d’austérité qu’étaient les années 1970. Il était du Midi, aimait les Jaguar, était flambeur et en même temps faisait de l’art conceptuel. Les gens ont fait cette équation simpliste, légèreté de vie =légèreté de l’art. Aux états-Unis, il y a moins ce clivage argent-talent », regrette Ann Hindry. Un clivage qui fait bondir Venet : « Je gagne beaucoup d’argent, et alors ! C’est comme si on était fâché avec les joueurs de foot parce qu’ils gagnent 100 000 euros par mois. Je me bagarre depuis que j’ai 22 ans. Je gagne infiniment moins que Serra ou Stella. On ne bronche pas devant ce que gagnent Kiefer ou Richter, mais si c’est Venet, ça ne va plus ! Pour les Français, quand quelqu’un réussit, c’est parce qu’il est malin, pas en raison de son talent. Je travaille juste plus que les autres. »
1941 Naissance à Château-Arnoux-Saint-Auban (Alpes-de-Haute-Provence).
1961 Monochromes noirs au goudron.
1963 Tas de charbon.
1967 Installation à New York.
1994 Exposition au Champ-de-Mars.
2009 Exposition de sa collection à l’Espace d’art concret de Mouans-Sartoux (jusqu’au 24 mai).
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Bernar Venet, artiste
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°302 du 2 mai 2009, avec le titre suivant : Bernar Venet, artiste