Bernar Venet a doucement placé ses mains sur l’énorme arc de cercle métallique qui pend au bout d’une grue pour le diriger vers son point d’ancrage final. Le mouvement de l’engin est incroyablement lent, le geste de l’artiste est doux, il est sûr.
Nous sommes à Berlin, l’été 1987. Venet et son équipe ont les yeux rivés sur L’Arc de 124,5 °...
Depuis quelque quarante ans qu’il a découvert qu’en utilisant le langage mathématique, il pouvait « introduire une certaine objectivité dans l’art », Bernar Venet n’a eu de cesse de multiplier les figures géométriques qui y renvoient. Arcs de cercle, lignes indéterminées, équations, angles, diagrammes, etc., sont autant de signes qui lui servent de modèles pour développer une œuvre, ni vraiment figurative, ni vraiment abstraite, mais unique en son genre tant elle échappe à toute interprétation et n’a qu’un seul niveau de signification. L’utilisation du vocabulaire mathématique permet en effet à Venet non seulement de prendre ses distances par rapport à tout ce qui se fait dans le champ trop souvent convenu des arts plastiques mais elle instruit les termes d’un système structurel autoréférentiel à l’écart de toute symbolique.
Né en 1941 dans un petit village des Alpes-de-Haute-Provence, rien ne prédestinait vraiment Bernar Venet à devenir artiste sinon que, dès l’âge de dix ans, il manifesta un grand intérêt pour la peinture, y fut encouragé par sa mère et se retrouva à dix-huit ans engagé pour un an comme décorateur à l’opéra de Nice. Tout d’abord peintre, l’artiste réalise au début des années 1960 une série de peintures au goudron dans une manière gestuelle qui laisse déjà place au hasard et à l’aléatoire et développe un travail sur le monochrome.
En même temps qu’il s’intéresse à la photographie de détails de bitume – l’époque est alors gourmande de matiérisme –, Venet réalise ses premières sculptures, des Tas de charbon sans forme spécifique, et entame un travail tout à la fois de son et d’images filmées. Sa rencontre avec Arman – originaire de Vence, avec lequel il partagera une solide amitié et auquel il rend hommage en supprimant la dernière lettre de son prénom, et partant avec les nouveaux réalistes – est l’occasion pour lui de faire son entrée dans le petit monde de l’art contemporain. Il s’y fait très vite remarquer, tant par la radicalité de son travail que par le charisme de son personnage, ses reliefs en carton aux couleurs industrielles ne manquant pas d’intriguer. Au printemps de 1966, la découverte qu’il fait de New York, où il ne tarde pas à s’installer de façon permanente, agit sur lui comme un stimulateur en direction d’un travail de plus en plus conceptuel. Un peu comme pour Picabia quelque cinquante ans plus tôt. Son intérêt pour le dessin industriel, les plans, les diagrammes mathématiques conduit Venet à s’engouffrer sur ce terrain où il sait pouvoir trouver une identité artistique singulière.
Si, au fil du temps, son nom sera associé tant à la figure de l’arc ou de l’angle qu’à celle de la ligne indéterminée, comme il en est d’un certain nombre d’artistes qu’une forme signe définitivement, c’est qu’elles sont par excellence l’expression la plus accomplie de sa pensée. Dans tous les cas, les figures les plus puissantes de la quête d’un art qui se veut distancié. Qui pose pour hypothèse que la création ne relève pas de l’expression de la subjectivité d’un individu mais de la mise en œuvre plastique d’un langage universel, à l’instar de celui qu’en son temps un artiste comme Malévitch a pu développer. C’est dans cette familiarité de pensée qu’il convient de situer la démarche et le travail de Bernar Venet, ou encore dans cette qualité de discours que tenait Lyotard affirmant la nécessité de « suspendre le sens de l’œuvre à son effet politique ultérieur », « la prendre pour un instrument utile à autre chose, comme une représentation d’une chose à venir ».
D’un continent à l’autre, d’une culture à l’autre, Bernar Venet – que sa stature transforme en grand arpenteur d’espace – n’a cessé de développer son travail sur cette mesure. « Ce sont pour des raisons exclusivement spécifiques à l’art que j’utilise ces signes et ces figures mathématiques, disait ici même Bernar Venet il y a trois ans (cf. L’Œil, n° 524). Ils me servent de modèles comme ils le font pour d’autres champs de connaissance, la philosophie par exemple, ou bien le structuralisme dans le passé. » La question est bien celle du modèle, de modèles qui soient totalement déconnectés de toute référence dénotative et qui s’offrent à la possibilité de toutes sortes de déclinaisons formelles et visuelles suffisamment riches et nombreuses pour instruire « autre chose », comme le dit Lyotard. Qui permet surtout à Bernar Venet d’en élargir le champ, tout en recourant à l’une des pratiques les plus traditionnelles de la sculpture et qui appartient à toutes les civilisations et à tous les temps, la forge.
Qu’elles soient roulées à grand renfort de coups de masse, puis peintes ou patinées, ou qu’elles soient dessinées en surface de grands papiers, les œuvres en forme d’arc, d’angle ou de ligne de Venet sont toutes des formes ouvertes et dynamiques. Elles sont libres et généreuses parce que, comme le proclame l’artiste, « la finalité d’une œuvre d’art, c’est probablement dans son absence de finalité qu’il faut la trouver ».
« Bernar Venet – L’hypothèse de l’arc », POITIERS (86), musée Sainte-Croix, 61 rue Saint-Simplicien, tél. 05 49 41 07 53, 23 avril-15 août.
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Bernar Venet, des arcs, des angles, des lignes
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°559 du 1 juin 2004, avec le titre suivant : Bernar Venet, des arcs, des angles, des lignes