LENS
Le Louvre-Lens accueille une installation monumentale de l’artiste aux prises avec la gravité.
Lens (Pas-de-Calais). Cet été, la Venet Foundation au Muy (Var) a convié les invités de son dîner annuel à un spectacle aussi bref qu’impressionnant avant de passer à table. Dans le grand hall du bâtiment principal, avec un léger retard sur l’horaire annoncé, le maître des lieux, actionnant un chariot élévateur, a réalisé une performance de quelques secondes : un Effondrement d’Arcs alignés comme des dominos, vacarme de 30 tonnes d’acier qui a provoqué des trilles d’étincelles métalliques et laissé son public sous le choc. C’était la première fois que Bernar Venet se livrait à cet exercice, mis au point à partir de maquettes. Visiblement ému – sans compter que l’on aurait pu craindre le pire –, l’artiste se félicitait d’avoir pu aller au bout de ce projet, s’interrogeant sur la possibilité technique de le mener à bien dans l’espace d’un musée. Quelle institution publique prendrait le risque d’un tel barouf ?
Dans le Pavillon de verre du Louvre-Lens, c’est en quelque sorte le résultat simulé et démultiplié d’un Effondrement qu’il a choisi de mettre en scène sous le titre L’Hypothèse de la gravité [voir ill.]. Les mille mètres carrés du bâtiment transparent se situent dans l’axe de la Galerie du temps, où s’alignent plusieurs sculptures emblématiques des différentes civilisations depuis l’Antiquité. À de rares exceptions près (telles que la copie romaine en marbre d’un Hermaphrodite endormi), il s’agit d’œuvres verticales, érigées. Avec son installation, Venet procède quant à lui à un renversement de perspective, un geste de tabula rasa qui fait s’enchevêtrer les formes à l’horizontal, tout en s’inscrivant dans l’histoire de l’art. Une centaine d’éléments, majoritairement des « Arcs », mais aussi quelques « Angles » et « Lignes droites » en acier Corten caractéristiques de son vocabulaire plastique ont été, non pas précipités à terre, mais balancés un par un sur des plaques de métal préalablement réparties au sol pour le protéger, un peu comme si une pièce de Carl Andre servait de socle minimaliste à ces combinaisons aléatoires. Si ce n’est que, à l’inverse du minimalisme, Venet veut justement privilégier « l’instabilité, la dispersion, la désorganisation ». Une citation placée en exergue souligne ainsi l’importance dans sa démarche du concept d’entropie, cette « grandeur fonctionnelle qui mesure le degré de désordre d’un système ».
La recherche méthodique du désordre se manifeste depuis plusieurs décennies dans le travail de Venet. Dans l’un des deux films qui, projetés dans la « bulle », documentent la démarche de l’artiste, ce dernier suggère que l’idée est présente dès son Tas de charbon (1963), sculpture précaire aux contours indéfinis (l’œuvre fut présentée récemment au Louvre-Lens dans le cadre de l’exposition « Soleils noirs »). Ce qui est sûr, c’est qu’à partir des années 1990 Venet cherche à introduire dans son processus créatif les effets du hasard, comme dans la série des « Accidents », où il provoque la chute, en les déséquilibrant, de barres d’acier appuyées contre un mur sur lequel elles laissent en glissant des traces sombres, comme des griffures, avant de s’éparpiller au sol. Cette fois-ci, il s’agit moins de donner à voir le « résultat concret du phénomène de gravité » que de réunir deux modes a priori antagonistes, ou complémentaires : le déterminisme géométrique de la ligne d’acier et l’imprévisibilité d’un agencement qui échappe au contrôle. « C’est l’espace entre ces deux organisations qui m’intéresse particulièrement », explique Bernar Venet. Et il est vrai que la densité monumentale de ces poutres exerce une sorte de magnétisme, comme si le corps du visiteur était aimanté par l’enchevêtrement de ces formes rigides qui mime le mouvement de la vie. Comme si, aussi, la catastrophe ayant eu lieu, son résultat offrait une forme de dénouement possible, un frisson de « délicieuse horreur » face au « sublime » tel que le définissait au XVIIIe siècle le philosophe anglais Edmund Burke.
Dans le parc, visible depuis le Pavillon de verre, un ensemble d’Arcs légèrement inclinés (Désordre) semble défier pour sa part les lois de la pesanteur et fait écho à l’installation. Ces Arcs dressés vers le ciel sont ce à quoi l’on identifie le plus spontanément l’œuvre de Bernar Venet, particulièrement dans l’espace public, que l’on pense aux Neuf lignes obliques face à la promenade des Anglais, à Nice, ou à l’Arc majeur qui semble mettre entre parenthèses une portion de l’autoroute E411, en Belgique.
Après celles consacrées à Françoise Pétrovitch en 2018 et à Hicham Berrada en 2019, c’est la troisième exposition monographique que le Louvre-Lens offre à un artiste contemporain. Outre cette actualité institutionnelle, le travail de Venet est également mis en avant par sa galerie, Ceysson & Bénétière, qui le programme en ouverture de son nouveau lieu, à Saint-Étienne, avec une sélection de reliefs, sculptures et œuvres sur papier, rappelant la longue histoire qui lie l’artiste à Bernard Ceysson, lequel l’exposa au musée d’art moderne stéphanois en 1977. Enfin, dans son espace parisien, la galerie fêtera à la rentrée les 80 ans de Venet en présentant les œuvres conceptuelles de ses débuts, datées entre 1961 et 1963.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°573 du 17 septembre 2021, avec le titre suivant : Bernar Venet ordonne le chaos