LYON / NICE
Mal aimé d’une partie du milieu de l’art contemporain, le sculpteur bénéficie, à 77 ans, d’une grande rétrospective en deux volets. Le Mamac de Nice revient sur ses débuts, tandis que le Mac de Lyon présente l’ensemble de son travail.
Nice/Lyon. Co-commissaire de « Bernar Venet. Les années conceptuelles 1966-1976 » au Musée d’art moderne et d’art contemporain (Mamac) de Nice, Alexandre Quoi a d’abord rencontré l’artiste pour les besoins d’une thèse portant sur l’art narratif : Venet avait ouvert au jeune doctorant l’accès à ses archives, ainsi qu’au loft new-yorkais qu’il occupe une partie de l’année. C’est en découvrant l’importance de sa période américaine et son apport à la scène conceptuelle, qu’Alexandre Quoi y a vu la matière d’une exposition, quasiment inédite, qui mettrait en lumière la matrice de son œuvre. C’est en effet « la première fois depuis la rétrospective organisée en 1971 au New York Cultural Center que cet aspect du travail de Bernar Venet est montré dans son ampleur », rappelle Hélène Guenin, directrice du musée niçois et co-commissaire de l’exposition. Il faut dire que Venet (né en 1941) a longtemps été snobé par le milieu de l’art contemporain, qui jugeait grandiloquentes ses sculptures monumentales en acier Corten. Il fallait donc une approche libre et décomplexée pour réhabiliter, cette « figure locale internationale »– Venet a grandi à Nice. Le moment est d’autant mieux choisi qu’à Lyon, Thierry Raspail avait prévu, pour sa dernière année de programmation au Musée d’art contemporain (MAC), de consacrer une exposition monographique à Venet ; lequel, selon lui, souvent exposé « partiellement », n’a au final pas bénéficié du « retour d’autorité » institutionnel qu’il mérite. Conçues comme les deux volets d’un même diptyque ces expositions se font ainsi judicieusement écho.
À Nice, le propos se concentre sur les débuts aussi fondateurs que méconnus de l’artiste parti en 1966 s’installer à New York. Ce « carottage temporel », selon l’expression d’Alexandre Quoi et Hélène Guenin, va droit au but : le « système auto-référentiel maximal » théorisé par Bernar Venet et sa contribution originale à l’art conceptuel, mouvement qui entend au début des années 1960 dépasser les formes traditionnelles de l’art afin de le redéfinir. Cette volonté de repousser les limites se traduit par un refus de l’esthétique et s’illustre chez Venet par un intérêt pour le langage scientifique abscons des manuels de mathématiques, de géométrie, de physique et de chimie. Désireux de s’abstraire de toute subjectivité, le jeune Français, bouleversé par la découverte au Whitney Museum du minimalisme américain, développe alors une série de dessins techniques directement inspirés de documents industriels. Contrepied des représentations picturales classiques de la nature, ses « Weather Reports » reprennent ensuite les observations météorologiques fondées sur l’étude des phénomènes atmosphériques. Il reproduit également les analyses de cours de la Bourse publiées par Newsweek, d’abord à la main, puis – sur le conseil de son ami Sol Lewitt – de façon mécanique, à l’aide d’agrandissements photographiques. « Avec le recul, on peut voir dans ces pièces une anticipation des dérives financières qui ont mené en 2008 à la crise des subprimes, tout comme une intuition de la crise écologique liée au dérèglement du climat », suggère Alexandre Quoi. Il faut y déceler aussi, au-delà du sérieux méthodologique qui conduit Venet à aborder à la façon de thématiques différents champs disciplinaires, les traces d’un humour lui aussi très auto-référentiel.
Servi par une scénographie limpide, le parti pris du parcours, aussi radical que le contenu qu’il met en avant, ménage peu d’ouvertures contextuelles. La notoriété de l’artiste outre-Atlantique à la fin des années 1970 est cependant suggérée par un extrait du film Stardust Memories (1980) : Woody Allen et Charlotte Rampling y discutent en noir et blanc devant une toile parfaitement identifiable de Venet. Le dernier étage du musée offre par ailleurs un aperçu sur la collection de la Venet Fondation, constituée par l’artiste à partir de la fin des années 1960 : les pièces majeures d’art minimal et conceptuel signées Donald Judd, Dan Flavin, Robert Morris, Carl André… témoignent d’un environnement artistique pour le moins stimulant.
À partir de 1976 – et après une période d’arrêt décrétée de cinq ans – Bernar Venet, de son propre aveu, accepte d’ailleurs « les considérations formelles » au moment où il entreprend sur châssis une série d’abstractions épurées, dessins géométriques aux angles explicitement calculés. Les blancs de ses fonds sont alors plus élaborés, et il avoue avoir ressenti à l’époque « l’envie de faire des tableaux qui tiennent à côté de ceux d’Ellsworth Kelly ou Rauschenberg ».
Puis la toile, peu à peu, va s’effacer, les « Arcs » et les « Angles » devenir des reliefs. La suite, la période sculpturale, se déploie en ouverture de la rétrospective organisée au MAC Lyon. Pour cette exposition, Thierry Raspail a en effet choisi de présenter en début de parcours les œuvres « archétypales » de Venet. Grib en acier noir, Lignes et Surfaces Indéterminées, Effondrement… les grandes sculptures en formes d’arcs au métal rougi par la rouille sont ce que l’on connaît le mieux de son travail. D’autant que ces installations imposantes, disposées horizontalement ou verticalement, alignées ou en désordre, ont, dès le milieu des années 1980 essaimé dans l’espace public, suite à de nombreuses commandes, en France mais aussi partout dans le monde, de la ville d’Austin à celle de Tokyo.
En commençant par la fin, on inverse le suspens, et ce sont les années d’expérimentation, présentées au dernier niveau, qui semblent être celles de l’assurance. Œuvre sonore d’un parcours sur gravier enregistré au magnétophone, cartons enduits de goudron, puis de peinture de carrossier, tubes de carton peints en jaune Kodak… la pauvreté des matériaux frappe autant que l’acuité des fulgurances. En 1963, Venet compose ainsi son Tas de milliers de morceaux de charbon, « cinq ans avant qu’il soit question de l’informe chez Robert Morris », souligne Thierry Raspail. Au cours de cette période fertile, l’artiste interroge également le processus créatif de la peinture, du recouvrement de la toile à sa destruction programmée. À travers plus de 170 œuvres retraçant soixante ans de création, des premières performances aux derniers travaux, en passant par ses « Saturations », on prend la mesure de l’extraordinaire diversité de l’œuvre de Bernar Venet. On devine aussi que le doute a sa place jusque – et peut-être surtout – dans sa production la plus récente. C’est en tout cas ce que laisse à penser au premier niveau cette Ligne indéterminée plaquée au mur dont le tracé tremblé traduit la spontanéité d’un geste hésitant. Comme si le chemin emprunté par Bernar Venet, « entre hasard et nécessité », commençait et se finissait sur « un absurde non résolu », imagine Thierry Raspail. L’histoire continue : en janvier prochain, le musée accueillera au sein de l’exposition les toutes dernières créations de l’artiste.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°510 du 2 novembre 2018, avec le titre suivant : Bernar Venet fait coup double