COLOMBIE
Puisant d’abord dans les images de l’histoire de l’art ou de la culture populaire, son art prend une tournure politique au milieu des années 1980 lorsque éclatent les événements violents dans son pays.
Bogotá (Colombie). « C’était immense. Immense ! » En juin dernier, alors qu’elle est de passage en famille au MoMA à New York, Beatriz González se retrouve face à un gigantesque papier peint recouvrant deux immenses pans de mur et signé de sa main. Composé de centaines de carrés aux tons rouges représentant en série trois portraits d’anciens présidents colombiens coiffés de plumes et de décorations indigènes, l’œuvre intitulée Plumario Colombiano (1983) interroge sans détour la vacuité et la bêtise du pouvoir en Colombie. Dans la vive lumière d’un matin de Bogotá, chez elle, Beatriz González, 91 ans, sourit encore en y repensant. Les yeux pétillants sous sa frange argent, elle raconte : « Tous ces petits carrés remplissaient le mur et, par hasard, ils exposaient en même temps [à l’entrée du musée] une œuvre de Warhol avec une vache [Cow, 1966], aussi faite de petits carrés. Une sacrée coïncidence ! »
Pionnière du Pop en Amérique latine dans les années 1960, lorsqu’elle s’attaque avec un esprit mordant et des couleurs saturées à une société abreuvée d’images illustrant aussi bien les faits divers les plus sordides que les derniers déplacements de la reine d’Angleterre ou l’icône omniprésente du grand libérateur Simón Bolívar, Beatriz González est souvent étudiée dans l’histoire de l’art en dialogue avec son acolyte new-yorkais. Toujours active après des décennies de carrière, le pinceau encore souvent à la main, celle que la curatrice pour l’Amérique latine du MoMA Inés Katzenstein nous décrit « comme l’une des artistes les plus remarquables et indispensables des dernières décennies » ne prend pas ombrage de ce compagnonnage, d’autant que son travail a beaucoup évolué. L’essentiel est que son œuvre soit vue et montrée.
Née en 1932, la même année que Fernando Botero, son illustre compatriote disparu en septembre, Beatriz González est elle aussi perçue comme une artiste majeure dans son pays et au-delà. Mais à la différence de son aîné de quelques mois, son travail n’a commencé à susciter l’engouement des institutions, du marché et des historiens de l’art que récemment, après des décennies d’une carrière pourtant jalonnée de prix et bénéficiant d’un bon accueil critique. Et encore, dit-elle, cette reconnaissance reste toute relative en Europe, malgré la rétrospective de son travail au CAPC-Musée d’art contemporain de Bordeaux en 2017, qui a voyagé ensuite à Madrid et à Berlin.
Histoire de myopie occidentale ou négligence historique du rôle des femmes dans l’art ? Il n’en reste pas moins, pour Tobias Ostrander, spécialiste de Beatriz González et commissaire chargé de l’Amérique latine à la Tate Modern de Londres, qu’« à l’échelle internationale, elle est incontournable. Quand on étudie l’histoire de l’art latino-américaine, on étudie son œuvre ». Et à la différence du maestro défunt, ajoute-t-il, « elle sacrifiera toujours la popularité au regard critique ».
Son regard décalé, Beatriz González le doit en partie à ses origines. Née dans une famille bourgeoise de Bucaramanga, au nord de Bogotá, la peintre se décrit volontiers comme une artiste de province – sinon provinciale – à qui l’on a tôt enseigné la distinction entre bon et mauvais goût. Tout a commencé pour elle avec le croquis à l’école d’une mandarine, salué par une religieuse qui criait à l’artiste. Mais ce n’est qu’à 30 ans qu’elle se décide, après avoir erré du côté de l’architecture et du design. Poussée par le grand artiste colombien Juan Antonio Roda (1921-2003), son professeur aux Beaux-Arts de Bogotá, à peindre son premier tableau, elle choisit de s’inspirer d’une affiche de La Reddition de Bréda de Velázquez. Sa réappropriation originale et maîtrisée de cette image célèbre convainc Roda et la redoutée Marta Traba, historienne de l’art et critique. « C’est à ce moment que j’ai su que je serais artiste. »
Après Velázquez, ce fut Vermeer et sa Dentellière qu’elle avait « appris à aimer ».« J’aimais sa silhouette. J’ai commencé à expérimenter, je la modifiais… » En naît une série de Vermeer de seconde main, peinte par un pinceau latino-américain. Elle lit alors Du spirituel dans l’art de Kandinsky mais voit « un feu rouge s’allumer » quand elle se rapproche de l’abstraction. « J’aime peindre les figures. »
Rapidement, son style s’affirme. De grands aplats de couleur, des formes simplifiées, des jeux de contrastes et de couleurs orange, bleu, vert fluorescent, comme la coupole de la cathédrale de Bucaramanga… Le jeune Musée d’art moderne de Bogotá donne rapidement sa chance à la jeune femme, en 1964. Et c’est un succès. « Beatriz González décompose l’unité de la figure vermeerienne jusqu’à parvenir à en rendre indépendants ses éléments. Isolés, ils n’ont rien perdu de leur pénétration ni de leur clarté », s’enthousiasme son ancienne professeure Traba, qui voit en elle « l’une des nouvelles figures les plus originales de l’art colombien ». Mais la jeune artiste n’a qu’une obsession : « Je ne voulais pas être Botero », confie-t-elle aujourd’hui. « Il a eu une énorme influence sur moi… », reconnaît-elle, évoquant sa toile de jeunesse Niña Johnson (1965). « Mais je voulais faire ce que personne d’autre ne faisait. »
Cherchant son salut dans les images, elle fait sa première grande trouvaille dans la presse avec « Les suicidés du Sisga », portrait-photo un peu convenu d’un jeune couple se tenant par la main, peu de temps avant son suicide par noyade. « C’est la révélation. Voilà une photo qui n’était pas botérienne. » Les lignes poreuses aux contours mal définis dues à la qualité de la reproduction, les blocs, l’absence de dimension, de perspective… « Cette photo était la réponse à mes problèmes », s’exclame-t-elle. L’artiste, qui décline sa peinture en plusieurs versions, gagne en confiance et obtient un prix.
Dans une recherche de supports moins classiques que la toile, l’artiste délaisse bientôt la peinture à l’huile pour l’émail sur métal et se plonge dans ces images de la consommation de masse qui arrosent les années 1960, dont celles, criardes et très populaires en Colombie, des ateliers Gráficas Molinari. Mais le « moment magique » qui l’emmène vers la prochaine étape est une découverte inattendue dans une boutique populaire du centre de Bogotá. Elle y découvre un petit lit en métal recouvert de peinture imitant le bois. Un trompe-l’œil pour mieux répondre à des impératifs de classe et de goût, dans une recherche de l’élégance à bas prix. L’artiste l’achète – et l’achemine non sans éprouver une pointe de honte dans l’ascenseur – puis s’aperçoit que l’une de ses œuvres sur métal, le Señor de Monserrate, s’encastre parfaitement dans le cadre du lit. Ce fut « une annonciation » !
Lits, tables, berceaux, dont Canción de cuna– l’une des premières acquisitions du MoMA en 2009 par le conservateur de l’époque, Luis Pérez Oromas – puis paniers, bassines, plateaux, objets de céramique ou drapeaux, la recherche des formes et des matières va toujours plus loin. Une coiffeuse au goût incertain accueille une Monna Lisa revisitée ; une madone de Raphaël orne une commode, et le Fifre de Manet, un tambour aux couleurs colombiennes. Déconstruit et « re-codifié », Le Déjeuner sur l’herbe du même Manet se mue en une toile de fond fendue au centre, telle l’entrée d’un cirque, tandis que Les Nymphéas de Monet adoptent le rideau en plastique…
Et, comme elle le découvre dans les années 1980 avec le président d’alors Julio Turbay, le mauvais goût, cette matière si féconde, se retrouve aussi et surtout en politique. « Avec lui, je désire soudain devenir la peintre de la Cour »,à la Goya, s’amuse-t-elle. Chaque jour elle suit, lit et déniche les coupures de presse qu’elle empile et thésaurise. D’un dessin elle chronique le ridicule tragi-comique de ce chef d’État autoritaire et avide d’images qu’elle finit par croquer, en sérigraphie et pour l’éternité, sur un rideau qui sera vendu au mètre dans les galeries.
Mais, alors que la Colombie s’enfonce dans la violence, celle des paramilitaires, des guérillas Farc et des narcotrafiquants, l’artiste change de ton. En 1985, un mouvement de guérilla, le M19, prend d’assaut le palais de justice et fait 350 otages, dont les membres de la Cour suprême colombienne. L’artillerie lourde et les chars sont envoyés. C’est une hécatombe, 98 morts et onze disparus. « Là j’ai arrêté les folies, la comédie était terminée. »
Fini les expériences de matière, l’artiste revient à l’huile et à la toile, comme pour mieux frapper à son tour et se concentrer sur le sens, sur l’émotion. Le ton se fait corrosif contre le président Betancur et ses généraux, (Los Papagayos), et les couleurs se teintent de sang et de mort. Massacres, expéditions punitives, disparus, Beatriz González scrute sans relâche la litanie des photos de presse qui se déversent sur le pays, montrant cadavres et mères éplorées, le visage enfoui dans leurs mains. Et peint, à la chaîne ou en série, pour lutter contre l’oubli. « C’est un moment qui marque une étape importante dans l’histoire colombienne et Beatriz González est parmi les premiers à s’approprier cette éthique que l’on doit assumer pour être artiste en Colombie », commente Carolina Ponce de León, curatrice colombienne ayant la première montrée son œuvre aux États-Unis, à New York, en 1998, dans une rétrospective au Museo del Barrio. « Car la Colombie est un pays sans mémoire, un pays où les images de cruauté inondent les médias et saturent la capacité des gens à recevoir des informations négatives. »
Depuis plus de trente ans maintenant, la mort est omniprésente dans son œuvre, et avec elle la souffrance des victimes et les silhouettes courbées par la douleur. Au début des années 2000, avec l’aide de son ancienne élève Doris Salcedo, autre valeur de la scène contemporaine, l’artiste sauve de la destruction des galeries du cimetière central de Bogotá et y crée des milliers de stèles, en série, reproduisant les silhouettes des cargueros, ces porteurs de mort qui se partagent à deux le fardeau. Hommage aux victimes anonymes d’aujourd’hui et d’hier devant lequel passent chaque jour des milliers de Colombiens. Et hommage public à la tradition des grands peintres historiques soucieux de documenter et de « faire voir » leur époque.
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Beatriz González, peintre historique en Colombie
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°619 du 20 octobre 2023, avec le titre suivant : Beatriz González, peintre historique en Colombie