BOGOTÀ / COLOMBIE
Cette pionnière française des ventes aux enchères en Colombie explique comment il lui a fallu faire admettre la transparence des prix, et convaincre acheteurs et vendeurs.
Diplômée de l’École du Louvre et d’histoire de l’art, juriste, Charlotte Pieri a fait ses armes chez Tajan, Sotheby’s Paris, et à Rome, à Unidroit (Institut international pour l’unification du droit privé), avant de suivre en Colombie son compagnon de l’époque. C’était en 2012. Elle avait 25 ans et ne parlait pas un mot d’espagnol. Une décennie plus tard, elle est à la tête de Bogotá Auctions, la première maison de vente aux enchères de ce pays latino-américain. Le Journal des Arts l’a rencontrée dans une belle demeure en brique du quartier de Quinta Camacho, le siège de Bogotá Auctions.
À la fin 2014, alors que j’enseigne le marché de l’art à l’université des Andes, j’entends parler dans la presse d’un Français, Timothée de Saint-Albin, qui vient de fonder avec d’autres une maison de vente aux enchères, la première de Bogotá et de Colombie. « Bogotá Auctions », c’est alors un tout petit bureau avec deux ventes à l’année. Timothée me demande rapidement de reprendre les rênes. J’accepte le défi sans savoir ce qui m’attendait.
Oui, parce que, contrairement au Venezuela en son temps, au Mexique, au Brésil ou à l’Argentine, il n’existait pas de culture des enchères en Colombie. Quand les gens entendent parler d’enchères, ils les relient à des causes caritatives. Il a fallu créer cette culture et gagner la confiance des gens, être pédagogique, « hyper pro » et transparent. Et tout vérifier, sécuriser les transactions. Mais à force de travail, on gagne en légitimité.
Non, c’est ce qui m’a sauvée en un sens. Car ce qui vient d’ailleurs est bien vu ici. Cela a compensé, je pense, le fait d’être une femme et d’être jeune.
C’est un marché minuscule, donc il faut créer la demande et développer la tradition de la collection. Car il n’y a pas de grandes collections anciennes ici. C’est aussi un microcosme très concentré sur la capitale et dominé par deux ou trois galeries importantes, en tout cas sur le marché secondaire – le plus important ici –, et quelques rares acteurs qui n’ont pas intérêt à ce que ça s’ouvre. Et là je me suis rendu compte que cela allait être dur, car c’est un marché qui a du mal à se renouveler. D’autant que la Constitution nous interdit de commercialiser l’art précolombien, et donc les pièces archéologiques, et que l’art colonial ne peut pas sortir du pays. Mais j’ai compris aussi que le potentiel était énorme car il y avait à l’époque un gros vide. Où vont tous ces objets ou œuvres d’art en Colombie quand les gens veulent les revendre ? Il y avait beaucoup d’antiquaires avant, mais aujourd’hui, de moins en moins. Et dans un pays comme la Colombie, notre activité permet aussi de sauvegarder la mémoire et le nom de certains artistes [du XXe siècle] qui sont passés aux oubliettes du marché – souvent victimes de l’influente critique d’art, Marta Traba –, alors que ce sont des artistes qui ont marqué l’histoire de l’art du pays, comme Marco Ospina, Gustavo Zalamea, Antonio Samudio, Adolfo Bernal ou Emma Reyes. Cela permet enfin de lancer des tendances, parfois suivies par les institutions.
Jusque-là, pour vendre ou acheter une œuvre, on passait toujours par le même galeriste ou le même marchand. Ce qui maintient une certaine opacité des prix. Alors que la maison de ventes, à l’inverse, publie des catalogues, avec les prix, les estimations. Les ventes sont publiques et donc on sait quel va être le prix d’adjudication, on sait si ça ne se vend pas. La transparence des prix est complète, tout comme les commissions d’intermédiation. Et donc j’ai reçu des lettres d’artistes ou de galeristes qui nous reprochaient de casser le marché.
Oui car au début, les prix ne montaient pas. Comment trouver des vendeurs dans ces conditions ? Les trois premières années ont été difficiles car il a fallu leur faire comprendre que si les enchères représentent un risque, celui-ci vaut la peine d’être pris. Et que nous voulons tous que les pièces se vendent au meilleur enchérisseur possible. Et puis ça a commencé à marcher. En 2016, on avait vendu le fameux rideau de Beatriz González qui représente l’ex-président [J. C.] Turbay, pièce iconique de l’artiste. C’était à un prix ridicule, environ 36 millions de pesos [7 000 €], mais depuis son œuvre a fait le tour du monde, prêtée partout. Et en 2020, un meuble de Beatriz González avec le portrait de [l’artiste] Juan A. Roda, un ami, est parti pour 250 millions de pesos [48 265 €], vers l’étranger. Et là on se dit, c’est bon. Ils ont compris que nous étions sérieux.
Effectivement, d’autres maisons sont apparues. Il y a eu Lefebre après nous [en 2016] et plus récemment La Independencia [en 2021], et si toutes arrivent à vivre, c’est qu’il y a un marché en train de grandir. Plus globalement, on sent que nous avons réussi à gagner la confiance des gens. Le taux moyen de ventes est passé depuis 2021 à 90 %. Nos résultats ont bondi, avec un chiffre multiplié par 8 depuis 2016, à presque 4 milliards de pesos colombiens en 2022 [770 000 €]. Nous organisons neuf ou dix ventes à l’année, d’art moderne et contemporain, de gravures, de livres, documents et cartes anciennes, d’Art déco et design, de mode et de vins et jouets anciens. Le marché de l’art s’est mondialisé et les gens se rendent compte que le problème de la divulgation des prix, ce n’est pas nous, c’est Internet et la circulation de l’information. Et puis le panorama évolue. On sent un renouveau. Depuis le Covid, avec notre plateforme en ligne, de plus en plus d’étrangers achètent chez nous. Alors qu’avant, acheter en Colombie, cela faisait peur !
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Charlotte Pieri, la Française qui a défriché les ventes aux enchères en Colombie
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°611 du 12 mai 2023, avec le titre suivant : Charlotte Pieri, directrice de Bogotá Auctions : « j’ai compris que le potentiel était énorme »