Art contemporain

RENCONTRE

Alexey Beliayev-Guintovt, l'artiste russe idéologue

MOSCOU / RUSSIE

Le récipiendaire du prix Kandinsky en 2008, un temps assimilé au Sots Arts, a, depuis, développé un art aux antipodes, trempé dans un mouvement ultra-conservateur.

Alexey Beliayev-Guintovt
Alexey Beliayev-Guintovt
Photo Sanja Knezevic

Alexey Beliayev-Guintovt, 53 ans, reçoit le Journal des Arts chez lui à Moscou, dans un appartement-atelier. Sur un mur du salon sont accrochées de grandes toiles avec ses motifs favoris : visions rétro-futuristes, formées autour d’un syncrétisme de symboles communistes, mystiques et impériaux dans des tonalités or, rouge et noir. La télévision est allumée sur la chaîne d’État Kultura, dont le son est coupé et remplacé par une musique d’ascenseur aux accents symphoniques. Vêtu de noir, grand et solidement bâti, Alexey Beliayev-Guintovt se montre souriant et loquace. Quel que soit le thème abordé, il revient toujours vers sa thématique philosophico-politique favorite inspirée par son mentor, l’idéologue ultra-conservateur Alexandre Douguine. « Il existe trois logos : Apollon, Dionysos et Cybèle. Mon travail est d’essence apollinienne », rappellera-t-il à plusieurs reprises au cours de l’entretien, en désignant la partie supérieure de son corps. Architecte de formation et autodidacte en peinture, il décrit ainsi sa technique : « Je me sers de mes paumes pour peindre à travers des pochoirs réalisés à partir d’affiches soviétiques de style constructiviste ou d’avant-garde. [Ainsi] chacune de mes œuvres porte mon empreinte et est infalsifiable ».

Chez lui, l’enveloppe esthétique et le contenu idéologique sont indissociables. Impossible d’échapper à la controverse. Alexey Beliayev-Guintovt cumule les contradictions spécifiques au milieu de la culture contemporaine russe. Sulfureux mais soutenu par les institutions publiques ; rejeté par le milieu de l’art contemporain tout en en étant l’un des noms les plus connus ; courtisan une élite politique qui l’ignore ; vilipendé comme fasciste par les uns, mais défendu comme « plus rouge que les rouges » par sa galerie moscovite Triumph. On pourrait continuer longtemps l’énumération des paradoxes. « Je n’ai jamais cherché à provoquer, commente-t-il, mais le domaine de l’art actuel chez nous en Russie est un champ de mines. »

Précurseur de la « révolution conservatrice »

Bien qu’il soit l’artiste le plus clivant de sa génération, il existe un quasi-consensus sur son rôle « annonciateur » d’une esthétique « impériale » aujourd’hui très en vogue. Proche à ses débuts du mouvement « Nouvelle Académie » (Saint-Pétersbourg), il admet que son travail en est un prolongement : « Je connaissais bien Timur Novikov [1958-2002], nous étions sur la même longueur d’onde », relate-t-il, faisant référence au gourou de la Novaya Akademia (Nouvelle Académie).

Au début des années 1990, il effectue plusieurs séjours à Paris : résidences, squats, avant de réaliser que « ce n’était pas [s]a place, les mentalités sont trop différentes, personne ne comprenait [s]a création en dehors des cercles russes ». Il est présenté – sous le nom d’Alexey Beliayev – néanmoins à Paris, dans le cadre d’expositions collectives, à la chapelle Saint-Louis (1998, 2002) et à La Maison rouge en 2007-2008 (« Sots Art. Art politique en Russie de 1972 à aujourd’hui »). Puis plus rien. Les expositions de son travail en Occident cessent progressivement à la même période. Il hausse les épaules : « Je préfère créer pour ceux qui me comprennent. Le potentiel est ici. »

Le monde artistique occidental connaît la création russe post-soviétique essentiellement à travers le Sots Art, qui déconstruit ou se moque des symboles du totalitarisme. Alexey Beliayev-Guintovt fait le chemin inverse. « Je fais une synthèse de l’avant-garde russe et du réalisme socialiste », explique-t-il. Le cocktail amer déjà secoué par Leonid Sokov (1941-2018) ou Boris Orlov (1941) dans un contenant satirique. Mais dans le travail d’Alexey Beliayev-Guintovt postérieur à 2000, l’ironie et la distance disparaissent. « Le Sots Art ne m’intéresse pas. Idéologiquement, je suis aux antipodes. » Alexey Beliayev-Guintovt clame son engagement politique dans le Mouvement de la jeunesse eurasienne, fondé par Alexandre Douguine pour opérer une « “révolution conservatrice” unifiant les peuples qui historiquement gravitent vers nous dans l’orbite de la civilisation eurasienne ». Le centre serait une « Russie enracinée dans ses traditions et débarrassée des influences occidentales ». L’objectif de son œuvre ? « La mobilisation spirituelle, l’éveil de l’âme, vers la victoire. »

Le moment Beliayev remonte à décembre 2008, lorsqu’il reçoit le prestigieux prix Kandinsky du meilleur artiste de l’année [créé en 2007 à Moscou]. Une longue liste de célébrités internationales assiste à la cérémonie, parmi lesquels les artistes Dinos Chapman et Marina Abramovic. Une bronca éclate lorsqu’il est déclaré vainqueur. Des huées fusent, venant d’artistes influents et respectés comme Anatoly Osmolovsky et Dmitri Goutov. On le conspue tel un fasciste, les membres du jury sont pris pour des collabos. Le flanc gauche de l’art contemporain dénonce une connivence entre l’oligarchie (plusieurs milliardaires couvent le prix Kandinsky), le pouvoir politique et une partie des institutions de l’art contemporain, en particulier le Musée russe de Saint-Pétersbourg. Ses grands tableaux paraissent cristalliser l’alliance entre un nouveau conservatisme culturel, l’argent et le pouvoir. « La plupart des gens m’ont soutenu contre une petite frange libérale et pro-occidentale », se défend Alexey Beliayev-Guintovt.

Le scandale démultiplie sa visibilité. « Depuis le prix Kandinsky, j’ai vendu 300 tableaux », indique-t-il, ce qui en fait l’un des artistes russes les plus demandés. Il est l’un des chouchous des décorateurs d’intérieurs de la nouvelle bourgeoisie russe, qui font très souvent office d’intermédiaires entre les artistes et les acheteurs d’art. Une poignée de ses tableaux font partie des collections du Musée russe et de la Galerie Tretiakov. Le dirigeant tchétchène Ramzan Kadyrov – connu pour son extrême homophobie et sa flagornerie envers Vladimir Poutine – est un collectionneur plus important, avec 30 œuvres détenues. Alexey Beliayev-Guintovt, qui a peint une série de portraits consacrés au père de Kadyrov, est très fier de le compter parmi ses collectionneurs. Et regrette qu’il soit le seul dirigeant russe à manifester un intérêt pour son œuvre. « Je ne comprends pas pourquoi, en dépit du fait que nous [avec Alexandre Douguine] avons défini le discours du pouvoir actuel avec quinze ans d’avance, nous ne sommes pas davantage reconnus par l’État. Douguine est le cerveau de Poutine. » Il déplore que son record personnel plafonne à 40 000 euros. « Je ne bénéficie d’aucun soutien, le pouvoir préfère les artistes de variété. » Il ne ménage pourtant pas ses efforts pour attirer l’attention du Kremlin. Depuis un an, il travaille sur une série de cent portraits de son chef, Vladimir Poutine.

 

PARCOURS
 
1965
Naissance à Moscou. Il suit des études d’architecture.
Années 1990
Effectue plusieurs séjours à Paris.
2007
Figure parmi les artistes présentés à La Maison rouge (Paris) dans l’exposition sur le Sots Art.
2008
Reçoit le prix Kandinsky du meilleur artiste de l’année.
2017
Le Musée d’art contemporain de Moscou lui consacre une exposition personnelle baptisée « X ».

Thématiques

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°507 du 21 septembre 2018, avec le titre suivant : Alexey Beliayev-Guintovt, artiste russe idéologue

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