Art contemporain

Agnès Thurnauer au kaléidoscope

Par Anne-Charlotte Michaut · L'ŒIL

Le 26 avril 2022 - 1114 mots

LILLE

En 2020, le retour de l’artiste franco-suisse sur le devant de la scène a été largement salué. Aujourd’hui, le LaM lui consacre une magnifique exposition monographique, à découvrir jusqu’au 26 juin 2022.

La peinture avant tout

Depuis qu’elle est « tombée » dans la peinture à l’âge de trois ans, Agnès Thurnauer conserve avec elle une relation privilégiée et instinctive, telle une « conversation ininterrompue ». Lorsqu’elle décide de s’inscrire à l’École des arts décoratifs, c’est vers une formation en cinéma qu’elle se tourne (dont elle sort diplômée en 1985), tout en continuant de peindre de manière autodidacte. Pendant quinze ans, elle crée à l’abri des regards et des logiques du monde de l’art. En 2003, pour sa première exposition personnelle dans une institution, elle présente uniquement des tableaux, à une époque où la peinture contemporaine était largement dépréciée, et dans un lieu – le Palais de Tokyo – particulièrement hostile au médium. Contre toute attente, et malgré l’audace, « Les circonstances ne sont pas atténuantes » est un véritable succès et inaugure une vague de reconnaissance du travail de l’artiste. La peinture d’Agnès Thurnauer déjoue les codes et explore toutes les potentialités du médium ; elle abolit les frontières entre le figuratif et l’abstrait, mêle immédiateté et narrativité et, surtout, réconcilie le sensible et le conceptuel. Dans le sillage de Daniel Arasse, qui confère aux tableaux une capacité de « penser non verbalement », l’artiste considère la peinture comme un « corps composite », « polyphonique », et se dit « bouleversée » par son « humanité ».

Repenser l’histoire de l’art

Agnès Thurnauer se nourrit de références multiples, et entretient dans son travail un dialogue permanent avec l’histoire de l’art, rendant à la fois hommage à des grands maîtres et révélant les biais sur lesquels la discipline s’est construite. En témoignent ses Portraits grandeur nature, qui ont connu un véritable succès en 2009 lors de leur présentation dans « Elles@centrepompidou » – et qui ont longtemps fait de l’ombre au reste de son travail. Sur des tondos, ou badges monumentaux, aux couleurs chatoyantes, sont inscrits des noms : Annie Warhol, Francine Picabia, Eugénie Delacroix ou encore Louis Bourgeois… Ce geste de détournement cherche à « inverser » l’histoire de l’art telle qu’elle a été construite et enseignée, à savoir masculine et européo-centrée. Dans une autre série, les Peintures d’histoire, initiée en 2005 à la Biennale de Lyon, des figures reprises de tableaux célèbres, souvent des modèles féminins, viennent prendre corps autour d’un texte préalablement apposé comme une grille en all-over sur la toile. Ainsi l’Olympia de Manet est-elle reproduite autour de qualificatifs utilisés pour parler d’une femme tandis que La Chambre bleue de Suzanne Valadon est associée au célèbre Un lieu à soi de Virginia Woolf. On trouve parmi ces Peintures d’histoire des tableaux récents à la portée plus directement politique, notamment la série Land and Language, qui traite de l’enjeu contemporain de la migration.

Fractionner le langage

Pour Agnès Thurnauer, le langage est une matière, « les mots sont des poches de sens, des organismes vivants ». Ainsi, la série des Prédelles, dont le titre est tiré du vocabulaire de la peinture religieuse, présente des mots sectionnés en deux morceaux, un sur chaque panneau du diptyque. « Language », « border » ou « alphabet » sont autant de mots qu’elle ausculte pour en révéler, par des césures, des motifs et des couleurs variées, les potentialités sémantiques et symboliques. « Sur la surface de la toile, le scriptible est là comme un espace au même titre que les formes, les couleurs, les figures », affirme la plasticienne. Chez Agnès Thurnauer, il n’y a pas de hiérarchie, mais une relation de complémentarité entre peinture et écriture, un dialogue grâce auquel « la pensée plastique s’élabore ». Car, au-delà de ses fonctions communicationnelles, le langage permet de construire un rapport à l’autre ; il « induit les questions d’altérité et de réciprocité », enjeux particulièrement chers à l’artiste depuis l’enfance, notamment parce qu’elle a grandi avec un frère qui ne parlait pas.

Habiter les mots

Débuté en 2012, le projet Matrices peut se comprendre comme une extension en volume du travail pictural d’Agnès Thurnauer. Les mots sortent de la toile et se muent en sculptures, l’écriture se déploie dans l’espace. Les matrices sont des lettres en creux, fragmentées, formant un alphabet en trois dimensions qui peut se décliner à différentes échelles et dans différents matériaux. Au LaM, la pièce inaugurale, intitulée River Tongue, est une installation qui se déploie au sol, « comme une rivière de langage ouverte aux déambulations du regard ». Produite pour l’exposition, cette œuvre en verre coloré a été pensée pour dialoguer avec Nature morte espagnole, Sol y sombra, un des premiers tableaux dans lequel Picasso introduit les mots. Un peu plus loin dans l’exposition, une installation inédite de Matrices monumentales se love dans une salle, dans laquelle sont également disséminées quelques Prédelles. Avec une dimension sonore : la voix de l’artiste en pleine lecture d’extraits de son journal complète ce dispositif immersif qui nous invite à véritablement habiter le langage. Les deux autres échelles de Matrices pensée par l’artiste – « sol » et « assise » – instaurent des rapports différents avec le corps du spectateur, et avec leur espace environnant. En somme, « Matrices propose le langage comme investigation, polyphonie, corporalité, lieu de rencontre. »

Un lieu à soi : l’atelier comme partenaire

L’atelier d’Agnès Thurnauer, situé à Ivry-sur-Seine au bord des voies ferrées, revêt pour elle une place fondamentale dans son processus de création. Depuis 1998, cette « grotte », à la fois en retrait du monde et à l’écoute de son environnement, fait partie de son quotidien. La plasticienne, qui aime dire que « l’histoire, c’est de la géographie », expérimente un rapport non linéaire à l’histoire dans cet espace intime où coexistent différentes temporalités du travail. « La coprésence de toutes mes séries à l’atelier est très importante », affirme-t-elle, et c’est ce qui lui permet de « ne jamais avoir de panne d’inspiration ». Dans ce « lieu à soi », Agnès Thurnauer écrit ses journaux d’atelier (dont une partie a été publiée en 2014 et une autre paraîtra sous peu) et l’ensemble de son œuvre prend sens. Pour la plasticienne, dont la pratique est à la fois conceptuelle et instinctive, l’atelier est un assistant avec lequel elle coproduit : « C’est à la fois une géographie, un sol, sur lequel existent toutes mes séries qui prospèrent, qui vivent leur vie, qui parlent entre elles, qui s’encouragent, viennent se nourrir les unes les autres. » Ce rapport privilégié à l’atelier se déploie dans la série Mapping the Studio, débutée en 2003, et dont chaque tableau « devient une trace de ses arpentages en ce lieu. »

 

1962
Naissance à Paris
1985
Diplôme des Arts décoratifs, à Paris
2005
Participe à la Biennale de Lyon
2007
Série des « Portraits grandeur nature »
2012
Première apparition des « Matrices » dans son travail
2016
Exposition personnelle à Bratislava
2022
Exposition au LaM
« Agnès Thurnauer. A comme Boa »,
jusqu’au 26 juin 2022. LaM, 1, allée du Musée, Villeneuve-d’Ascq (59). Du mardi au dimanche de 10 h à 18 h. Tarifs : 7 et 5 €. Commissaires : Grégoire Prangé et Sébastien Delot. www.musee-lam.fr

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°754 du 1 mai 2022, avec le titre suivant : Agnès Thurnauer au kaléidoscope

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