Jérémy Sinigagli a réalisé, en collaboration avec la sociologue Frédérique Patureau, une vaste enquête sur le rôle des écoles d’art relativement à l’entrée des artistes plasticiens sur le marché et à leur maintien dans l’activité artistique. Ceci rapporté à leur genre comme à leur milieu social.
Comment les artistes plasticiens entrent-ils aujourd’hui dans l’activité artistique et se maintiennent-ils dans la carrière ? Frédérique Patureau, chargée d’études au ministère de la Culture, et Jérémy Sinigaglia, maître de conférences en science politique à l’université de Strasbourg, ont mené une vaste enquête sociologique auprès de 6 000 artistes plasticiens affiliés et assujettis à la Maison des artistes. Retour sur les principaux éléments de cette enquête avec Jérémy Sinigaglia.
Si l’on compare cette enquête à celle, de référence, dirigée par Raymonde Moulin, la principale évolution est numérique : on passe de moins de 10 000 plasticiens affiliés alors au régime de sécurité sociale à près de 40 000 aujourd’hui. Un autre élément important est la féminisation du groupe professionnel, qui était d’un peu moins de 40 % à l’époque, alors que le groupe est désormais paritaire. Mais ce qui peut surprendre, c’est peut-être moins le changement que, à l’inverse, une certaine stabilité, à la fois dans la morphologie sociale du groupe et dans les logiques qui organisent les carrières : l’effet du genre, de l’origine sociale, du passage par une formation artistique supérieure, etc.
Le rôle des écoles supérieures d’art est double, au moins : dès le départ, elles sélectionnent des étudiants majoritairement bien dotés, plutôt issus des classes supérieures, disposant déjà d’un certain nombre de ressources qui seront favorables à leur carrière ; et au cours du cursus, elles contribuent à la construction et la consolidation de ce que l’on appelle le « capital spécifique » au champ artistique, c’est-à-dire un ensemble de connaissances et de ressources, des façons de se présenter et des contacts dans les mondes de l’art (galeristes, responsables d’institutions culturelles ou de fondations, etc.). Pour toutes ces raisons, en effet, les artistes diplômés des écoles supérieures d’art, en particulier parisiennes, réalisent plus tôt que les autres leur première exposition, leur première vente, leur inscription à la Maison des artistes, etc.
L’accès au champ artistique a toujours été et reste toujours formellement libre. Rien ne menace réellement l’autodidaxie. Mais il est hautement improbable d’atteindre la consécration artistique, en particulier dans le domaine de l’art contemporain, sans passer par une école supérieure d’art. Ce n’est pas impossible, mais c’est objectivement plus rare. D’autant que les autodidactes se recrutent davantage dans les classes sociales modestes.
Des artistes de statut très différent, notamment en termes de reconnaissance symbolique et/ou de réussite économique, peuvent trouver une place et se « stabiliser » dans le système d’enseignement. Ceci dit, ils intègrent le plus souvent une position dans le champ de l’enseignement qui correspond grosso modo à leur position dans le champ artistique. Devenir enseignant permanent en école supérieure d’art n’a donc ni le même sens ni le même effet sur les carrières pour tous les plasticiens, en fonction notamment de leur statut.
En effet, les inégalités entre hommes et femmes se manifestent dès le début de la carrière, bien avant d’être renforcées par l’inégale distribution du travail domestique et familial qui apparaît lors de la mise en couple et plus encore à l’arrivée des enfants. Dès la sortie de l’école, deux éléments se combinent : pour des raisons qui tiennent notamment aux socialisations de genre, les femmes s’autorisent moins que les hommes à solliciter les diverses aides à la création, à démarcher les galeries, à aller rencontrer les personnes influentes, etc. ; et quand elles s’y autorisent, elles font encore les frais de la persistance de stéréotypes de genre, qui font du génie et du talent artistique des notions foncièrement masculines comme l’a écrit Marie Buscatto. Pour toutes ces raisons, elles entrent en moyenne plus tard dans la carrière que leurs homologues masculins.
Il y a effectivement deux choses qui peuvent expliquer le maintien dans le métier d’un grand nombre d’artistes en situation précaire : c’est d’une part le recours à la pluriactivité, au « second métier », assez fréquemment du côté de la « transmission » (enseignement, ateliers, éducation artistique et culturelle…), qui apporte un complément plus ou moins important de revenus ; et d’autre part, la force de l’engagement « vocationnel », ou de ce que Pierre Bourdieu appelle l’« illusio », qui conduit à accepter la difficulté matérielle et à réduire un peu ses aspirations et ainsi se satisfaire de sa situation.
(1) Marie Buscatto, avril 2007, « Women in Artistic Professions. An Emblematic Paradigm for Gender Studies », Social Cohesion and Development Journal. (2) Jérémy Sinigaglia, « La consécration qui ne vient pas », Biens symboliques/Symbolic Goods, no 1, 2017, revue.biens-symboliques.net/101
L’accès à la totalité de l’article est réservé à nos abonné(e)s
Une étude souligne le rôle clef des écoles d’art dans la carrière artistique
Déjà abonné(e) ?
Se connecterPas encore abonné(e) ?
Avec notre offre sans engagement,
• Accédez à tous les contenus du site
• Soutenez une rédaction indépendante
• Recevez la newsletter quotidienne
Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°555 du 13 novembre 2020, avec le titre suivant : Jérémy Sinigaglia, sociologue, enseignant en science politique à l’université de Strasbourg : « Atteindre la consécration sans passer par une école d’art est devenu hautement improbable »