Adapté du livre de Jacques Attali, « Une brève histoire de l’avenir », l’exposition du Musée du Louvre et des Musées royaux des beaux-arts à Bruxelles, interroge en creux les capacités prédictives de l’art et des artistes, qui, eux, « peuvent recourir à l’irrationnel et à l’intuition ».
Nul ne doute que les œuvres d’art puissent être des reflets du présent – c’est même sans doute l’une de leurs premières vertus. Mais peuvent-elles prévoir l’avenir et en modeler les contours ? Ont-elles une portée prédictive ? Conjuguant l’art au futur, une série d’expositions en France et en Europe semblent le suggérer. En mai dernier, la Biennale de Venise emmenée par Okwui Enwezor annonçait ainsi un état des lieux du monde contemporain au titre prophétique : « All the World’s Futures » (« Tous les futurs du monde »). Depuis le 26 septembre, Lille3000 célèbre à travers les portraits de cinq villes (Rio, Séoul, Detroit, Eindhoven et Phnom Penh) une « Renaissance » marquée selon les organisateurs de l’événement par l’émergence d’« un nouveau monde, de nouveaux équilibres planétaires, une accélération des inventions et innovations, leur diffusion en temps réel (via Internet), de nouvelles manières de penser le monde et sa fragilité, de construire les villes et métropoles du futur ». L’impact de cette troisième révolution industrielle sur les sphères sociale et professionnelle donne également lieu, au Musée d’art moderne de Paris et à Bétonsalon, à deux déclinaisons très différentes – l’une esthétique, l’autre plus politique – du thème des « co-workers » et de ce que le sociologue Barry Wellman nomme « l’individualisme connecté ». Surtout, jusqu’en janvier 2016, « Une brève histoire de l’avenir », au Louvre à Paris et au Musée royaux des beaux-arts de Belgique, emprunte au best-seller éponyme de Jacques Attali [Le Livre de Poche, 310 p., 6,60 €] ses thèses et sa visée prospective pour alerter le public sur les dangers qui guettent l’humanité et pourraient en sceller le sort au cours des quatre prochaines décennies.
Conjuguer l’avenir au présent et au passé
Dans l’ouvrage publié en 2006, l’économiste français se livrait à un double exercice : après avoir dégagé dans l’histoire de l’humanité une série d’« invariants » sur lesquels fonder raisonnablement toute prévision, il tisse le récit de cette première partie du siècle, prédisant d’ici à 2050 cinq « vagues de l’avenir » marquées tour à tour par le déclin de l’Empire américain et l’avènement d’un monde polycentrique entièrement soumis au capitalisme, puis par une série de conflits planétaires nés entre autres de la raréfaction des ressources naturelles et du fanatisme religieux, et enfin par l’avènement d’une hyperdémocratie où l’altruisme et l’économie dite « positive » parviendraient finalement à contrebalancer la toute-puissance du marché. Reprenant sans pour autant verser dans l’adaptation littérale les grandes thématiques de l’ouvrage, les deux expositions qui s’en inspirent en prolongent l’ambition, et tentent d’esquisser chacune à sa façon les contours des trente-cinq années à venir. Significativement intitulé « 2050 », le volet bruxellois d’« Une brève histoire de l’avenir » réunit environ soixante-dix œuvres signées Warhol, Gursky, Boetti, etc., qui toutes font écho aux grands défis contemporains, de l’accroissement des inégalités à la question du terrorisme. « On y parle de la manière dont le présent va modeler l’avenir », explique Pierre-Yves Desaive, commissaire de l’exposition avec Jennifer Beauloye. La portée prédictive des œuvres présentées à Bruxelles tient pour beaucoup à leur actualité. Le fait que toute prospective ne soit en fait qu’une manière d’extrapoler le présent vaut pour l’ouvrage d’Attali comme pour sa déclinaison bruxelloise : si « 2050 » esquisse un avenir probable, c’est que l’exposition rassemble des artistes également soucieux de dire l’état du monde et nantis d’une même acuité dans l’art de scruter l’époque. Mais, de manière plus surprenante, la capacité de la création à esquisser les contours du futur vaut aussi pour le volet parisien d’« Une brève histoire de l’avenir », pourtant largement rétrospectif. Si l’exposition brosse à grands traits – et sans doute un peu trop rapidement – une histoire qui va de la préhistoire à l’âge contemporain, et mobilise pour ce faire aussi bien des œuvres d’art que des maquettes et perspectives d’architectes, planches de botanique et cartes de navigation, elle partage en effet avec « 2050 » cette volonté d’un état des lieux du présent susceptible d’annoncer, voire d’infléchir, ce qui vient. « C’est un art vu par le contemporain, résume Jean de Loisy, conseiller scientifique du projet. Il engage la totalité de notre réflexion depuis le présent. » Finissant au point exact où l’exposition bruxelloise commence – soit avec l’évocation du 11 Septembre –, l’exposition du Louvre déplie, au gré d’une scénographie circulaire fondée sur un subtil jeu d’antithèses et d’échos, quelques-uns des « invariants » chers à Attali – notamment la coexistence des trois ordres rituel, impérial et marchand, la tension entre nomadisme et sédentarité, entre marché et démocratie, et l’inéluctable effondrement des empires devenus trop puissants. De l’aveu de l’économiste français, l’enjeu d’un tel projet est éminemment politique : « La destruction est à nos portes et nous avons les moyens de l’éviter, prophétise-t-il. L’ambition de l’exposition est de faire prendre conscience de l’extraordinaire fragilité de notre monde, car ce n’est que de cette manière que nous trouverons la force de maintenir le vivant. »
Stratégies obliques
Notre devenir incertain explique sans doute dans une large mesure l’intérêt curatorial de cette rentrée pour l’état des lieux et la prospective. Dans Une brève histoire de l’avenir, Jacques Attali désigne le déclin d’un « cœur » (siège du pouvoir économique à une époque donnée – en ce moment, Los Angeles) comme le moment où la consommation de ressources nécessaires à son maintien excède ses capacités. Or l’Occident en semble rendu à ce point exact : son mode de vie menace l’équilibre écologique et géopolitique de la planète, et nul ne sait si la troisième révolution industrielle née avec le numérique et l’essor des réseaux parviendra à le sauver de son essoufflement. Si « le vieux monde se meurt » et que « le nouveau monde tarde à apparaître », pour reprendre les termes de Gramsci, il est dès lors légitime que les institutions artistiques cherchent à donner forme à l’inquiétude où baigne l’époque et délaissent le seul débat esthétique pour une approche plus politique de la création.
Si l’on peut s’interroger sur l’opportunité de décliner un ouvrage aussi argumenté qu’Une brève histoire de l’avenir sous la forme, nécessairement elliptique et moins directement intelligible, d’une double exposition d’art, un tel format a le mérite de mobiliser d’autres ressorts que l’essai littéraire, de substituer aux arguments des images et des formes, et d’illustrer la rigueur du raisonnement grâce à la puissance du récit : « Les artistes ne sont pas tenus à la raison ni à la logique, explique Jacques Attali. Ils peuvent recourir à l’irrationnel et à l’intuition, qui sont absolument nécessaires pour prévoir l’avenir. C’est pourquoi les plasticiens sont en première ligne pour dénoncer les risques que nous courons. »
L’exposition « Beyond Disaster » (littéralement : « Au-delà du désastre ») au Centre d’art Bétonsalon, dont la particularité est d’articuler science-fiction littéraire et questionnement esthétique sur l’impact environnemental de nos modes de vie connectés, semble opérer un écart analogue : « Les œuvres que nous avons choisies n’abordent pas de manière frontale les questions environnementales, ce qui nous permet d’éviter le moralisme et la binarité, explique Garance Malivel, co-commissaire de l’exposition avec Mélanie Bouteloup. Elles forment plutôt un paysage mental qui permet de plonger le spectateur dans une ambiance, et leur caractère volontairement métaphorique est contrebalancé par des événements très concrets, tels que des journées d’études consacrées à différents thèmes, dont la santé. »
L’enjeu d’un tel écart n’est pas de se soustraire à l’analyse du désastre contemporain. Tout au contraire, le choix de la métaphore et le recours à la science-fiction sont autant de moyens d’amener le spectateur à une prise de conscience : « À l’instar de Fredric Jameson, nous pensons que la science-fiction permet moins de prédire l’avenir que de se dé-familiariser d’avec le présent, que de se déplacer pour mieux restructurer l’expérience, ajoute Garance Malivel. Elle est en somme une “stratégie oblique” permettant de se détacher d’une situation pour mieux l’analyser. »
Révolution numérique et post-Internet
Cette stratégie oblique peut aussi se traduire plastiquement, par le recours à des moyens d’expression a priori étrangers aux transformations technologiques, économiques, sociales et politiques dont il s’agit de rendre compte. Ainsi, les œuvres présentées à « 2050 » parviennent à évoquer les « cinq vagues de l’avenir » prophétisées par Attali en mobilisant aussi bien le tissage (dans le Flag #10 de Sara Rahbar, par exemple) que la sculpture (de John Isaac à Al Farrow), la vidéo (dans The Feast of Trimalchio du collectif AES F) ou la photographie (dans 99 Cent II d’Andreas Gursky ou Portrait 3 ‘Omar Berradi’ d’Andres Serrano). La création numérique (que ce soit dans net.flag de Mark Napier, dans Ten Thousand Cents d’Aaron Koblin et Takashi Kawashima ou Biennale.py d’Eva et Franco Mattes) n’y est qu’un médium parmi d’autres.
Idem dans l’exposition « Co-Workers » au Musée d’art moderne de la Ville de Paris et « Painting 2.0 » au Museum Brandhorst à Munich, qui toutes deux cherchent à décrire les effets des technologies de l’information et de la communication sur l’esthétique contemporaine. Entre peinture (l’exposition munichoise réunit des œuvres de Basquiat, Richter, Polke ou Rauschenberg) et vidéo (voir entre autres Ryan Trecartin et Mark Leckey ou Cécile B.Evans au MAMVP), les œuvres présentées dans ces deux événements accréditent l’idée en vogue d’un art « post-Internet », où l’épate technologique aurait cédé devant l’intégration de la culture numérique au sein des formes et des médiums les plus classiques – dont la peinture. « Les artistes que nous présentons puisent leur inspiration et leurs méthodes de travail dans Internet et les réseaux sociaux, explique Angeline Scherf, co-commissaire de “Co-Workers” au Musée d’art moderne. Mais ils utilisent des médiums classiques et tentent de donner à la culture numérique une forme physique, déployée dans l’espace. »
Un art de la responsabilité
Si l’art le plus à même d’évoquer notre devenir n’est pas nécessairement le plus avancé technologiquement, l’invention de nouveaux langages, de nouveaux protocoles, de nouvelles pratiques artistiques et curatoriales n’en constitue pas moins un enjeu fondamental pour qui veut remodeler les contours du futur. « Le désastre est plus complexe que les problèmes ou les crises, et exige non une réponse ou une solution, mais un tout nouveau commencement, un langage radicalement neuf sans lequel il ne peut être abordé », écrit E-Wardany, écrivain égyptien dont les Notes sur le désastre constituent l’un des socles littéraires de « Beyond Disaster ». Dans cette invention se loge la responsabilité politique de l’artiste, mais aussi celles de l’institution qui l’accueille et du spectateur. Elle est en effet ce qui fonde le pouvoir transformateur de l’art – pouvoir sur lequel se fonde nécessairement toute exposition aux visées prospectives. « Ce qu’espère le plus un prévisionniste, ironise Jacques Attali, c’est de créer les conditions d’avoir tort. »
De fait, l’imagination, la créativité de l’artiste et son aptitude aux métamorphoses sont les meilleures façons de donner tort à la prospective, précisément parce que cette dernière méconnaît les ruptures et les accidents et ne se conçoit que dans un continuum avec le présent. L’art peut tout au contraire effectuer un pas de côté et réinventer entièrement notre relation au présent, et donc à l’avenir.
À Bruxelles, « 2050 » limite au maximum les cartels et textes explicatifs pour laisser le public libre de toute interprétation – « Les œuvres deviennent actives par le biais des personnes qui les reçoivent », se justifie Pierre-Yves Desaive – et « Une brève histoire de l’avenir » au Louvre aboutit significativement à une colonnade en pierre d’Ai Weiwei dont on ne saurait dire, selon les termes de Jean de Loisy, « s’il s’agit d’une ruine ou d’une fondation ». Par son ambiguïté même, l’œuvre d’art laisse ouvert le champ de l’avenir, ce qui est encore la meilleure manière de le préparer. « L’avenir n’est pas déterminé à l’avance, rappelle en effet Jacques Attali. Il dépend de ce qu’on veut en faire. »
Au début des années 1830, Thomas Cole réalise Le destin des empires, cycle composé de cinq tableaux, dont celui-ci intitulé La Destruction. Ce cycle fut inspiré au peintre Américain par la lecture de l’Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain d’Edward Gibbon, publié dans les années 1770.
Pour Dominique de Font-Réaulx, co-commissaire de l‘exposition « Une brève histoire de l’avenir » au Musée du Louvre : « Inscrites dans le passé, ces toiles étaient également tournées vers l’avenir. Le cycle est en effet susceptible d’être lu à rebours ; si, dans la toile ci-contre, l’Empire romain apparait dévasté, le premier et le second tableau évoque la naissance d’un empire nouveau : celui des États-Unis, nation indépendante depuis 1776. »
Ce cycle, considéré comme la première peinture d’histoire nord-américaine, est exposé pourl a première fois en France.
"Painting 2.0" au Museum Brandhorst
De l’invention de la photographie à celle d’Internet, chaque avancée dans le domaine de ce que Benjamin nommait la « reproductibilité technique » semble devoir sonner le glas de la peinture. L’enjeu de « Painting 2.0 : Expression in the Information Age » au Museum Brandhorst à Munich est de montrer comment ce médium traditionnel résiste au contraire à chaque innovation et semble même y puiser une occasion de renouveau. À travers deux cents œuvres signées d’une centaine d’artistes, parmi lesquels Baselitz, Basquiat, Buren, Immendorff, Jasper Jones ou Kippenberger, « Painting 2.0 » décrit ainsi les transformations et stratégies d’adaptation de la peinture face aux technologies de l’information en Europe et aux États-Unis depuis les années 1960. Prenant pour point de départ le pop art et le Nouveau Réalisme, qu’elle décrit comme autant d’appropriations de l’imagerie commerciale et du spectacle, l’exposition souligne tout particulièrement l’apport de l’expression gestuelle et sa capacité à tracer une ligne de partage entre le corps humain et un monde virtuel dématérialisé.
"Co-Workers" au MAMVP
Il y a quelques années, le jargon de la troisième révolution industrielle engendrait l’anglicisme « co-working » pour désigner tout à la fois le renouveau du travail à distance et la capacité des jeunes free-lances et entrepreneurs à s’associer au gré des projets au sein de vastes réseaux professionnels. Dans le cadre d’une exposition montée en partenariat avec Bétonsalon et 89plus, l’ARC dédie au MAMVP une exposition aux déclinaisons artistiques du phénomène et scrute le « réseau comme artiste » à travers les œuvres d’une trentaine de créateurs internationaux (parmi lesquels Ryan Trecartin, Mark Leckey ou Parker Ito) majoritairement nés après 1980. Le tout scénographié sur le modèle de l’open space ou du « tiers lieu » connecté (il va du hall d’aéroport au Starbucks) par le collectif américain DIS. Pour Angeline Scherf, directrice de l’ARC et co- commissaire de l’exposition, il ne s’agit en aucun cas de dresser l’inventaire des dernières innovations technologiques liées aux réseaux. Les artistes invités sont vidéastes, sculpteurs ou peintres, et s’expriment par les moyens désormais classiques du film ou de l’installation : « L’enjeu, explique-t-elle, est de matérialiser dans un espace physique, et avec des moyens classiques, l’impact de la révolution numérique et la culture du web. »
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L’art peut-il prévoir l’avenir ?
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Abonnez-vous dès 1 €Jusqu’au 4 janvier 2016. Musée du Louvre. Ouvert tous les jours, sauf le mardi, de 9 h à 18 h.Nocturne le mercredi et le vendredi jusqu’à 21 h 45.
Tarif : 15 €.
Commissaires : Dominique de Font-Réaulx, Jean de Loisy, avec la collaboration de Sandra Adam-Couralet et Martin Kiefer. www.louvre.fr
« Painting 2.0, Expression in the Information Age »
Du 14 novembre 2015 au 30 avril 2016. Musée Brandhorst, Munich (Allemagne).
Commissaires : Achim Hochdörfer, David Joselit, Manuela Ammer et Tonio Kröner.
www.museum-brandhorst.de
« Co-Workers, le réseau comme artiste »
Jusqu’au 31 janvier 2016. Musée d’art moderne de la Ville de Paris, 11, avenue du Président-Wilson, Paris-16 €. Commissaires : Angeline Scherf, Toke Lykkeberg et Jessica Castex.
Ouvert du mardi au dimanche, de 10 h à 18 h. Nocturne le jeudi jusqu’à 22 h.
Tarifs : 7 et 5 €.
www.mam.paris.fr
« Co-Workers, Beyond Disaster »
Jusqu’au 30 janvier 2016. Bétonsalon, 9, esplanade Pierre-Vidal-Naquet, Paris-13e.
Commissaires : Mélanie Bouteloup et Garance Malivel. Ouvert du mardi au samedi de 11 h à 19 h. Gratuit.
www.betonsalon.net
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°684 du 1 novembre 2015, avec le titre suivant : L’art peut-il prévoir l’avenir ?