Frère maudit de l’œuvre d’art, le faux existe depuis l’attribution d’une valeur marchande à l’objet d’art.
Quel spécialiste n’a pas un jour tiqué devant une œuvre ? Un reflet mal placé, une touche de trop, une impression de malaise, une intuition profonde que « quelque chose ne va pas »… « Malgré des examens répétés depuis maintenant plusieurs années, je ne suis jamais parvenu à éradiquer un doute persistant sur l’antiquité de cette tête », avait déclaré en 1960 John D. Cooney, égyptologue et directeur du Brooklyn Museum, au sujet d’une petite tête en verre bleu acquise par le Louvre en 1923. Attribué au Nouvel Empire, ce petit chef-d’œuvre de roublardise a troublé les spécialistes pendant près de quatre-vingts ans, jusqu’à ce que la science s’en empare – en l’occurrence l’accélérateur de particules Aglaé au Centre de recherche et de restauration des musées de France (C2RMF). L’étude de la composition du matériau a révélé une fabrication moderne, une opacité du verre due à des cristaux d’arséniates de plomb produits pour la première fois à Venise au XVIIe siècle. Sa date d’exécution, son origine ou encore son auteurdemeurent inconnus.
Les exemples de faux sont légion et, comme le démontre cette affaire, même les plus grands musées internationaux s’y sont laissés tromper. Dès lors qu’un objet acquiert une valeur marchande, le faussaire vient s’immiscer dans la relation intime entre l’artiste et le spectateur. Depuis les fausses reliques pullulant au Moyen Âge jusqu’aux pastiches étrusques qui ont inondé le marché à partir du XIXe siècle, en passant par les mystérieux crânes de cristal (vrais-faux chefs-d’œuvre aztèques exécutés au XIXe siècle), l’Histoire recèle de duperies en tout genre. Avec les siècles, la naïveté et la révérence due à une œuvre sacralisée ont laissé place à une réserve de principe, en raison de la professionnalisation du marché de l’art. Et quand l’œil d’un expert ne suffit plus, la science vient à la rescousse. Rappelons la devise du marché : l’authenticité est plus importante que la qualité intrinsèque d’une œuvre.
Archives d’œuvres perdues
Certaines copies d’originaux ou autres pastiches exécutés « dans le style de » sont aisément repérables, et de facto rejetés. Mais plus un faux est habile, plus le sentiment de trahison est grand. Et lorsque le traître a un visage, il est souvent fascinant. Le plus célèbre est sans conteste Han Van Meegeren, forcé d’exécuter un faux Vermeer depuis sa cellule de prison, pour prouver qu’il était bien l’auteur des Pèlerins d’Emmaüs, faux tableau de Vermeer acquis par le Musée Boymans à Rotterdam. Accusé d’avoir trahi la nation en vendant à l’ennemi nazi Le Christ et la parabole de la femme adultère – invention meegerienne qui passait alors pour un Vermeer –, Van Meegeren était surtout coupable d’avoir engrangé des millions de florins en créant des œuvres de toutes pièces. Peintre de génie, il s’était spécialisé dans le faux Vermeer, mais tâtait aussi du Hals, du De Hooch et du Ter Borch. L’émotion fut grande lors de son procès à Amsterdam en 1947, à croire qu’on lui en voulait plus d’être l’auteur de ces faux que d’avoir pactiser avec l’ennemi !
Plus complexe, et de ce fait plus cynique, apparaît l’organisation de la famille prolétaire britannique des Greenhalgh, « gang » démantelé en 2006. Tandis que le fils Shaun, artiste autodidacte, réalisait en s’appuyant sur des archives des œuvres « perdues » de qualité étonnante, son frère gérait la comptabilité et les parents, George et Olive, assuraient les relations avec la clientèle. Parmi leurs victimes, le Art Institute of Chicago, le British Museum (Londres), et surtout, le Bolton Museum (Lancashire), qui s’est porté acquéreur en 2003 de la Princesse amarnienne contre 440 000 livres sterling (642 400 euros à l’époque). Imaginée à partir du catalogue d’une vente prestigieuse, la princesse égyptienne « en albâtre translucide » n’est en réalité qu’un bloc de calcite vieilli recouverte d’une couche d’argile teinté de thé. Des astuces d’une grande simplicité, que le Victoria and Albert Museum de Londres a détaillé dans « The Metropolitan Police Service’s Investigation of Fakes and Forgeriess », exposition organisée en janvier-février 2010 sur les méthodes d’investigation de la police anglaise pour démasquer les faussaires, où les Greenhalgh figuraient en bonne place.
Faux maîtres russes
Si Van Meegeren et les Greenhalgh ont montré trop d’assurance, et été piégés par leur vif appât du gain, d’autres ont emporté leurs secrets dans la tombe. La simple mention du nom de Claude-Émile Schuffenecker (1851-1934) fait trembler certains propriétaires de toiles de Van Gogh. L’homme ayant admis avoir apporté sa touche à certains tableaux de Cézanne en sa possession, les soupçons se sont dirigés vers plusieurs œuvres du peintre d’Auvers, parmi lesquelles les Tournesols, acquis dans les années 1990 pour 40 millions de dollars par le magnat de l’assurance Yasuo Goto. D’autres toiles ont fait les frais de la controverse : classé monument historique, le Jardin à Auvers ne s’est jamais remis des doutes qui l’ont nimbé, et ce malgré le jugement délivré par le tribunal de grande instance en 2000 certifiant son authenticité (lire le JdA no 101, 17 mars 2000). Empoisonné par la rumeur « Schuffenecker », le tableau était resté sur la touche en décembre 1996 chez Tajan (à Paris), et il n’a toujours pas trouvé preneur.
Ces exemples flamboyants ne sont que la partie visible de l’iceberg, tant les faussaires anonymes ont été inspirés par les artistes des deux derniers siècles : Corot, Pissarro, Rousseau, Daumier, Rodin, Modigliani, Giacometti, Van Dongen, Dufy, Chagall, Rivera, Tamara de Lempicka, Rotella, Ernst… Dès qu’un marché prend de l’ampleur, le faussaire est sur les rangs. En 2004, par exemple, Sotheby’s retirait in extremis de la vente un tableau présenté comme celui du réaliste russe Ivan Shishkin et estimé 700 000 livres (1,04 million d’euros). Le quotidien The Guardian devait révéler qu’il s’agissait du tableau, retouché pour l’occasion, d’un obscur peintre néerlandais, Marinus Koekkoek. Cette affaire mit au jour l’afflux récent à l’époque de faux tableaux de maîtres russes (Korovin, Gorbatov, Maliavin…) en Europe de l’Ouest. Motivés par l’explosion du marché de l’art russe, les faussaires profitaient de la méconnaissance des marchands européens en la matière pour duper des collectionneurs toujours plus riches et avides de remettre la main sur leur patrimoine.
Chaque époque voit son lot de faux et de faussaires apparaître sur le marché. Intrinsèque à l’univers créatif, le faux agit tel un parasite dont on ne pourra jamais vraiment venir à bout, quelles que soient les précautions prises. Autant vouloir se débarrasser de son ombre.
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Vieux comme le monde
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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°357 du 18 novembre 2011, avec le titre suivant : Vieux comme le monde