Musée

Toulouse, la vie aux abattoirs

Par Philippe Piguet · L'ŒIL

Le 1 juillet 2000 - 1662 mots

TOULOUSE

Toulouse la rose ouvre ses Abattoirs, construits au XIXe siècle par Urbain Vitry, à l’art d’aujourd’hui. Réunissant sur un même site le Musée d’Art moderne, le Centre régional d’Art contemporain et le FRAC Midi-Pyrénées, ce superbe bâtiment néoclassique de briques vient de trouver une nouvelle jeunesse grâce à Antoine Stinco et Rémi Papillault.

Dans le monde de l’art contemporain, force est de le reconnaître : jamais aucune institution n’aura été aussi attendue que celle qui vient de s’ouvrir à Toulouse. Voilà de très nombreuses années en effet que l’on parlait d’un musée pour la quatrième ville de France. Débats, controverses, décisions, remises en question, hésitations ont été le passage obligé pour parvenir à mettre tous les partenaires d’accord. C’est fait ! Pour le plus grand plaisir de tous, amateurs d’art et professionnels, locaux, régionaux, hexagonaux et étrangers, qui ne manqueront pas dorénavant de se rendre sur le site des anciens abattoirs construits par Urbain Vitry au début du XIXe siècle, en bordure de la Garonne et du jardin Raymond VI. Rien n’est jamais à Toulouse comme ailleurs, et la création des Abattoirs, dont la fermeture ne remonte qu’à une dizaine d’années, en est un nouvel exemple. Plutôt réussi, disons-le d’emblée. En tous points, la mise en œuvre de cette institution a conduit ses différents protagonistes à faire acte d’imagination. Qu’il s’agisse de l’architecture, du statut administratif, du mode de fonctionnement ou de la collection, les Abattoirs se présentent comme un lieu d’expérimentation. Le temps, seul, dira si les partis pris adoptés et les choix retenus ont été justes ; en attendant, il ne reste plus qu’à aller à leur découverte.

Sur le modèle de Saint-Sernin
Situés à l’écart du centre ville, les Abattoirs, qui sont constitués d’un corps central flanqué de deux bâtiments tout en longueur et d’un autre en forme d’hémicycle qui en couronne l’extrémité, ont fait l’objet d’une complète restructuration dans le cadre élargi de la requalification du quartier. Antoine Stinco et Rémi Papillault, qui ont été les heureux lauréats du projet, ont eu pour tâche de régler au moins un double casse-tête. En termes de bâti, il leur a fallu modifier l’image du lieu pour l’adapter à ses nouvelles fonctions, sans pour autant brusquer les éléments traditionnels de l’architecture toulousaine, arcs en plein cintre et brique notamment. Au regard d’un aménagement muséographique, ils ont dû prévoir une aire spécifique de présentation d’une œuvre de Picasso, un rideau de scène au thème duel du Minotaure et d’Arlequin, de 8,30 x 13,25 m, réalisé pour Le 14 juillet de Romain Rolland en 1936, généreusement légué par le peintre à la ville dans les années 60. Le résultat est plus que satisfaisant. Évitant tous les pièges, tant d’une réhabilitation nostalgique que ceux d’une brillante démonstration d’architectes mégalos, ils ont su tirer partie de l’existant, en recadrant les espaces extérieurs par un système de cours continues, de pavements différenciés et de plans végétaux qui ouvrent le site, naturellement très engoncé, et lui permettent de se hisser en belvédère sur la Garonne. La forme du bâtiment principal qui abrite le musée, conçu par Vitry sur le modèle de Saint-Sernin avec une nef centrale et des salles latérales, a été respectueusement conservée. Stinco et Papillault ont judicieusement joué des ouvertures et des volumes intérieurs : d’une part, par l’utilisation de grandes plaques de verre en double peau sur la fenêtre thermale de la grande nef, et en perçant ici et là des ouvertures vers l’extérieur ; de l’autre, en réussissant à « caser » le Picasso dans un immense patio en sous-sol au volume d’un chœur inversé que verticalise une grande lame-cimaise. Le parcours muséal, que l’intervention des architectes détermine, est d’une grande diversité d’espaces et de matériaux (pierre gris-vert, béton agrégé de marbre et bois de charme). Composé au rez-de-chaussée d’un hall d’accueil ample, d’un espace librairie et de sept grandes salles réparties de chaque côté de la nef, il se poursuit à l’étage en de petits espaces tournant autour de celle-ci. Au sous-sol, où l’on trouve aussi un magnifique et confortable auditorium, l’immense fosse, sur le fond de laquelle le Picasso bénéficie d’une cimaise escamotable, est structurée en quatre grands volumes utilisables avec la grande nef au-dessus pour les expositions temporaires. Réglée par les travées de la halle centrale, les trois niveaux, les différences de hauteur de plafond et les points de fuite visuels, la circulation entre tous ces espaces est aisée et reposante. Enfin, médiathèque, bibliothèque, salle de documentation, atelier pour enfants, services administratifs, café et restaurant trouvent place dans les bâtiments périphériques, le tout constituant comme un véritable microcosme urbain entre les allées Charles-de-Fitte, le jardin et l’esplanade surplombant la Garonne. Celle-ci serait le lieu idéal pour présenter Clara Clara, la sculpture de Richard Serra qui « moisit » depuis des années dans les réserves d’Ivry.

Une production pour l’essentiel picturale
Institutionnellement, les Abattoirs procèdent d’un montage structurel qui se présente sous la forme inédite d’un syndicat mixte. Une première dans le monde de l’art. Créé en 1991 sous le label d’Espace d’Art moderne et d’Art contemporain de Toulouse et Midi-Pyrénées, il a été imaginé en vue de constituer à Toulouse un lieu exclusivement consacré à l’art contemporain regroupant au sein d’une même entité le Musée d’Art moderne, le Centre régional d’Art contemporain et le FRAC Midi-Pyrénées. Si cela ne fut pas sans mal, compte tenu des fortes personnalités et des intérêts de chacun des partenaires impliqués (la Ville, la Région et l’État), le Syndicat mixte Les Abattoirs, comme il a été plus simplement rebaptisé en 1998, dispose de tout ce qu’il faut pour trouver rapidement sa place sur la scène artistique internationale. Dirigés par Alain Mousseigne, naturellement porté à ce poste à la suite du travail qu’il a accompli à Toulouse en faveur de l’art moderne et contemporain, les Abattoirs ont choisi leur camp sur le terrain d’une production pour l’essentiel picturale. Dans une actualité où la peinture est volontiers battue en brèche sous le prétexte qu’elle serait obsolète, c’est là encore ce qui fait la singularité de l’institution toulousaine. D’autant qu’au sein de celle-ci, le pôle art contemporain a été confié à Pascal Pique, à charge pour lui d’organiser la mise en place d’un réseau régional avec les différents partenaires des centres d’art et autres associations actives en Midi-Pyrénées. La collection des Abattoirs, riche de plus de 2 000 œuvres et comptant aussi un fonds graphique et photographique important (ce dernier est présenté pour partie au Château d’eau à l’occasion de l’ouverture), est centrée sur des artistes actifs dès les années 50. Elle illustre non seulement nombre de courants artistiques nés de la Seconde Guerre mondiale en Europe, aux États-Unis et au Japon, mais aussi leurs prolongements dans les années 80-90. Expressionnisme abstrait, abstraction lyrique, art brut, art informel, Cobra, Gutaï, Trans-Avant-Garde et autres figurations libres y sont avantageusement représentés. Aux pièces de la collection du Musée d’Art moderne se sont donc ajoutées celles du FRAC Midi-Pyrénées, des collections Anthony Denney et Daniel Cordier, cette dernière ayant fait l’objet d’une convention de dépôt avec le Musée national d’Art moderne du Centre Pompidou. L’occasion est donc d’y trouver, non sans plaisir, des œuvres tout à fait intéressantes des grands ténors de cette époque (Dubuffet, Fontana, Francis, Hantaï, Tapiès, Appel, Shiraga, Imaï, Burri, Réquichot, Debré, Saura, Soulages, Dado...) aux côtés d’artistes plus jeunes comme Barceló, Combas, Di Rosa, Hortala, Thupinier, Gallo, Bianchi, Frydman, Sicilia, Gaspari...
Accrochées en un parcours qui mêle chronologie et complicités esthétiques, les œuvres que l’on peut voir aux Abattoirs offrent au visiteur non seulement un panorama très dense d’une certaine histoire de l’art de la seconde moitié du XXe siècle mais des regroupements comme on en voit rarement ailleurs. Ainsi, au rez-de-chaussée, la salle Gutaï, délibérément surchargée mais qui est l’occasion de prendre la pleine mesure d’un mouvement fort mal connu chez nous et qui affiche des morceaux de peinture étourdissants comme ceux de Shiraga, Tanaka, Yoshida et Uemae. Ainsi, cette superbe salle d’Espagnols avec le considérable Saura, le trop rare Millares, le curieux Clavé, le singulier Zush et l’incontournable Barceló. À l’étage, les dessins de Dubuffet, dont un étonnant Corps de Dame de 1950, de Gabritschevsky et de Bellmer dont deux superbes photos rehaussées, les collages de Dado et de Chaissac, les assemblages de Yolande Fièvre, de Nevelson et de Bettencourt enfin. Un parcours un peu timide pour l’art très contemporain mais qui se plaît à mettre en valeur ici et là des œuvres aussi diverses que cet incongru Monument aux ivres morts, daté 1970, de Christian Zeimert ou cette initiatique Ascension en Ballon, datée 1985, de Jean Le Gac, tous deux installés dans le hall d’accueil (mais pourquoi donc avoir relégué Jean-Pierre Raynaud dans les vestiaires ?).

Désenclaver l’acte créatif
Marquant l’inauguration des Abattoirs, l’exposition d’art contemporain sur le thème de « L’œuvre collective » est l’illustration de la volonté tant de l’institution que de ses partenaires de tutelle de faire de ce syndicat mixte un lieu d’échanges et de rencontres d’idées et de personnes. Conçue dans le cadre du réseau régional midi-pyrénéen, elle trouve toutes sortes d’expressions diverses et variées non seulement aux Abattoirs mais aux centres d’art contemporain d’Albi, de Castres, de Ibos/Tarbes et de Saint-Gaudens, au Centre de Photographie de Lectoure et, à Toulouse même, à l’École des Beaux-Arts, à l’École nationale d’aviation civile et à l’Université Le Mirail. L’idée de cet événement procède d’un constat propre à l’art d’aujourd’hui : celui d’inviter l’autre à participer au fait de création, de recourir à des collaborations extérieures pour la mise en forme de l’œuvre, voire de faire œuvre à plusieurs mains. Une façon de souligner la volonté des artistes de « désenclaver l’acte créatif en lui donnant une plus grande couverture spatiale, sociale, esthétique ». Selon la formule de Lawrence Weiner, dont l’une des déclarations vient magistralement s’inscrire en lettres bleues sur fond de brique rouge sur la voussure des arcs en plein cintre de la nef centrale.

- TOULOUSE, Les Abattoirs, 76, allée Charles-de-Fitte, 31300 Toulouse, tél. 05 62 48 58 00.

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°518 du 1 juillet 2000, avec le titre suivant : Toulouse, la vie aux abattoirs

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