Cet ancien espion fasciste, passé au service des Alliés pendant la Seconde Guerre mondiale, s’est battu contre le pillage des œuvres d’art italiennes par les nazis. Après la guerre, il a obtenu la restitution de plus de 3 000 sculptures et tableaux. Il a poursuivi ce travail de préservation du patrimoine jusqu’à sa mort, en 1983.
Italie. Le « 007 de l’art italien ». C’est ainsi que Rodolfo Siviero est passé à la postérité. Sa carrière d’agent secret commence dans les services de renseignements fascistes. Le Servizio informazioni militari (SIM) le recrute au mitan des années 1930. Né en 1911, à Gardistallo dans la province de Pise, en Toscane, le jeune homme aime avec une égale passion les femmes, la littérature et l’art. On le croise surtout aux terrasses des cafés, sur les bancs de la faculté de lettres ou dans les allées des musées de Florence. La carrière d’écrivain le tente un moment après la publication en 1936 d’un recueil de poèmes intitulé La Selva oscura. Mais c’est la voie diplomatique qu’il espère emprunter pour servir le fascisme auquel il adhère, comme l’écrasante majorité de ses concitoyens. Il est arrogant et ambitieux, et la figure de Benito Mussolini le fascine. Mais surtout les échos révolutionnaires, de plus en plus lointains, de son idéologie ainsi que l’exaltation de la jeunesse par le régime l’attirent.
En 1937, sous la couverture d’une bourse d’étude en histoire de l’art, il se rend à Erfurt, en Allemagne, pour collecter des informations sur la volonté d’annexion de l’Autriche par Hitler. Le Duce ne trouvera pas en lui son meilleur espion. L’année suivante, considéré par les autorités allemandes comme personne indésirable, il est expulsé.
1938 marque le durcissement du régime de Mussolini. La promulgation des lois raciales et antisémites fait basculer Rodolfo Siviero dans une profonde aversion à l’égard des dictatures totalitaires qui scellent, en ces années, leur solide alliance. Les visées des nazis sur le patrimoine de son pays le choquent également. Le 7 mai 1938, Hitler est accueilli en grande pompe à Rome où les visites des musées et des monuments sont l’occasion de laisser libre cours à son admiration de l’Antiquité et de l’art italien. Un goût, pour ne pas dire une convoitise, de ses chefs-d’œuvre, qu’il partage avec son bras droit, Hermann Göring.
Pour l’assouvir et enrichir leur collection et celles du futur grand musée de Linz que projette Hitler, les deux hommes peuvent compter sur le prince de Hesse-Cassel. Ce membre de la grande noblesse allemande, gendre du roi d’Italie Victor-Emmanuel III, leur sert d’agent de liaison dans la péninsule, mais surtout de représentant sur le marché de l’art. Avec la complaisance des hiérarques fascistes et l’avidité d’antiquaires italiens, de nombreuses œuvres importantes sont achetées avant le début du conflit et exportées illégalement. Parmi elles, le célèbre Discobole Lancellotti acquis par Hitler en 1938 ou encore Léda Spiridon de l’école de Léonard de Vinci achetée par Göring.
Avec le déclenchement des hostilités, cette mainmise sur certaines des plus belles pièces du patrimoine transalpin va se transformer en pillage. Le troisième Reich vole plus de 5 millions de tableaux et de sculptures à travers l’Europe placée sous son joug. L’Italie, dont le centre et le nord sont occupés après l’armistice du 8 septembre 1943, devient l’un des principaux viviers de cette concupiscence artistique. À l’initiative de Göring, les « Kunstschutz », créés pendant la Première Guerre mondiale, opèrent de nouveau. Ces groupes de militaires composés d’officiers SS et d’experts en art sillonnent châteaux et musées pour réquisitionner les œuvres sous prétexte de les préserver des bombardements alliés.
Le trajet de ces convois n’est pas un secret pour les Anglo-Américains grâce au réseau fondé en 1943 par Rodolfo Siviero qui réunit aussi bien des ouvriers, des paysans, des prêtres ou encore de simples employés. Son centre opérationnel se situe dans la villa au bord de l’Arno, à Florence, de son ami de confession juive, l’historien d’art, Giorgio Castelfranco. Siviero y rassemble toutes les informations disponibles sur les œuvres volées et leurs déplacements. Ces renseignements sont transmis aux Alliés pour que leurs bombardiers les épargnent, mais ils sont aussi compilés en vue de leur future restitution.
Un travail sous-terrain qui n’est pas exempt d’actions d’éclat. Siviero et ses hommes mettent ainsi à l’abri tout ce qui se trouve dans la maison de Giorgio De Chirico en Toscane ou encore s’emparent de justesse de l’Annonciation de San Giovanni Valdarno de Fra Angelico, alors que les troupes allemandes étaient sur le point de s’en saisir sur ordre de Göring. Mais l’étau se resserre autour de Siviero qui est arrêté par les milices fascistes de Mario Carità au printemps 1944. Emprisonné et torturé à la Villa Triste de Florence, il résiste aux interrogatoires et parvient à s’évader.
Ses activités reprennent immédiatement mais changent, alors que l’heure de l’inéluctable défaite du Reich s’approche. Le moment n’est plus uniquement celui de la préservation des œuvres d’art. Un bureau pour leur restitution est créé en avril 1945 à la tête duquel on place sans surprise Rodolfo Siviero. Dès le mois suivant, il parvient à retrouver dans le Trentin-Haut-Adige des caisses appartenant à des musées et des églises de Florence et de Naples sur le point de franchir la frontière. À l’été 1945, on le retrouve en Autriche où les Français et les Américains viennent de découvrir le butin nazi caché dans trois mines près de Salzbourg. Rodolfo Siviero y retrouve et authentifie les tableaux du Musée napolitain de Capodimonte et la Danaë du Titien.
En 1946, c’est la consécration. Celui qui était le chef traqué d’une organisation clandestine trois ans plus tôt est nommé ministre plénipotentiaire de la toute nouvelle république italienne. On lui octroie un bureau dans le palais de Venise, à Rome, l’ancienne résidence principale de Mussolini d’où ce dernier haranguait les foules depuis son balcon. Siviero continue à réclamer à cor et à cri le retour des œuvres injustement volées que l’Allemagne rechigne à restituer. Il y fera de fréquents voyages en tant que responsable d’une mission diplomatique auprès du gouvernement militaire allié. La rare ténacité dont il fait preuve au cours des négociations lui permet d’obtenir que soient inclus dans la liste les œuvres inaliénables et pourtant illégalement exportées avant le début du conflit. Parmi elles, le Discobole Lancellotti, qui devient le symbole de ses efforts. La sculpture fait son retour triomphal à Rome en 1948 rejoignant les 3 000 œuvres dont il aura permis le rapatriement, parmi lesquelles deux cents sculptures des Offices de Florence, la Léda ou encore le Portrait équestre de Giovanni Carlo Doria de Pierre Paul Rubens.
Son caractère secret, ses saillies tranchantes et son ambiguë activité de collectionneur ne lui épargnent pas de nombreuses critiques, mais son abnégation pour livrer la chasse aux chefs-d’œuvre manquants force l’admiration. Ses nombreux contacts diplomatiques et son réseau d’informateurs chevronnés garantissent ses succès. Il récupère ainsi à deux reprises la Madonna con Bambino de Masaccio. Une première fois en 1947 puis une seconde en 1973, après son vol en 1971. À son surnom de « 007 » s’ajoute désormais celui de « détective de l’art ».
Précurseur du groupe des « Monuments Men », créé par le président Roosevelt en 1944, il aura également inspiré la fondation, en 1969, du Comando carabinieri per la tutela del patrimonio culturale. Cette unité de la gendarmerie italienne est chargée de la répression du trafic d’œuvres d’art. Une mission que Rodolfo Siviero continuera à remplir malgré l’étiolement de l’intérêt pour le sujet des gouvernements successifs. Son ardeur et sa passion resteront intactes jusqu’à sa mort survenue en 1983.
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Rodolfo Siviero, le « monument man » Italien
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°574 du 1 octobre 2021, avec le titre suivant : Rodolfo Siviero, le « monument man » Italien