États-Unis

Marketing et "political correctness"

De la donation pure au véritable partenariat

Le Journal des Arts

Le 1 décembre 1994 - 1256 mots

Avec le redressement progressif de l’économie américaine, le mécénat artistique perdure, mais il se rattache de plus en plus à des intérêts de marché, plutôt qu’à la philanthropie pure et simple.

LOS ANGELES - Le mécénat artistique des sociétés a globalement décliné aux États-Unis, passant de 700 millions de dollars en 1985 (6,3 milliards de francs) à environ 500 millions de dollars aujourd’hui (2,65 milliards de francs d’alors) – dont 17 % vont aux musées – tandis que le soutien aux arts, par le relais des départements Marketing des entreprises, a augmenté parallèlement, passant de 100 millions de dollars en 1988 (600 millions de francs) à 245 millions de dollars aujourd’hui (1,28 milliards de francs), et l’on s’attend à ce que le phénomène s’amplifie.

D’un côté, l’argent du marketing continue d’alimenter les subsides philanthropiques déterminés par l’esprit civique des entreprises (pour l’éducation et les services sociaux en période de crise, par exemple) ; mais de l’autre, cet argent doit être justifié en termes de marché et de gestion d’affaires.

Une enquête générale de 1993 a montré que 62 % des entreprises apprécieraient un meilleur "retour" de leurs investissements dans le mécénat et que beaucoup souhaiteraient aussi plus de clarté de la part des organismes artistiques sur l’emploi des fonds.

"L’évolution s’éloigne du principe de la donation pure et va dans le sens d’un véritable partenariat entre entreprises", dit Judith Jedlicka, directrice du Business Committee of Arts, organisme qui encourage le mécénat artistique des entreprises. Alice S. Zimet, vice-présidente pour les Affaires culturelles à la Chase Manhattan Bank, affirme de son côté "qu’il s’agit de fonds de marketing qui, autrement, iraient à la promotion de produits et de services.

La solution est donc de parrainer une action qui soit profitable aux organismes artistiques et valorise également la banque et ses clients. Les musées avaient pris l’habitude de nous considérer comme des vautours en costume rayé", dit-elle en riant, mais avec le coût grandissant des expositions et la compétition de plus en plus grande pour obtenir un parrainage, ils acceptent de négocier.

Le Metropolitan Museum of Art dépense annuellement de six à huit millions de dollars (33 à 44 millions de francs) pour ses expositions, dont les deux tiers environ proviennent des entreprises. Emily K. Rafferty, directrice du Développement, reconnaît que "les sociétés ne peuvent pas accepter de financer pour deux millions de dollars s’en rien espérer en retour. Elles doivent rechercher un rendement optimum de leur argent, et notre travail est de veiller à ce que cela soit fait de manière à ne pas compromettre l’institution, tout en satisfaisant quelques objectifs commerciaux de la firme."

Les entreprises proclament souvent qu’elles désirent simplement prouver leur sens civique en améliorant la qualité de la vie pour les communautés dans lesquelles elles travaillent, mais bien peu paraissent disposées à faire des dons pour des objectifs indéterminés.

Défendre l’image des entreprises
Comme Polaroïd et Kodak, qui aident les expositions photographiques directement liées à leurs produits, la plupart d’entre elles préfèrent un projet susceptible de défendre leur image et leur nom. Par exemple, pour marquer son entrée à la nouvelle Bourse de New York, la société Elf-Aquitaine a patronné l’exposition "Seurat" au MET ; en quête de partenaire pour ses projets pétroliers en Nouvelle-Zélande, la Mobil Corporation a parrainé une exposition tournante d’art maori aux États-Unis ; pour amplifier sa campagne publicitaire sur le thème "Optimisme pour l’Amérique", Merril Lynch a financé une tournée nationale du peintre cowboy Frédéric Remington ; enfin, pour promouvoir son image de fabricant automobile pour tous les Américains, la Ford Motor Company soutient une exposition tournante sur la civilisation du cheval dans l’Ouest.

Certaines sociétés semblent plus enclines à influer sur le programme qu’elles sont amenées à financer. Par exemple, les musées se sont mis en quatre pour obtenir des financements dans le cadre de "AT&T : New Art/New Visions", qui privilégie les travaux d’artistes de couleur, spécialement des femmes. Tim McClimon, ancien vice-président pour l’Art et la Culture à la fondation AT&T, explique : "Pendant des années, AT&T a été une chasse gardée des mâles blancs, mais aujourd’hui notre personnel est très différencié : plus de 50 % sont des femmes, et beaucoup d’entre elles proviennent de groupes ethniques différents. Ce programme reflète à la fois notre main-d’œuvre et nos clients à travers le monde."

Pour obtenir leur part du gâteau, "les musées se plient aux moindres désir des fondations", affirme la responsable du développement d’un musée du Middle West. "Les départements "Éducation" se prostituent littéralement", ajoute-t-elle "Pour remplir les critères d’attribution des subventions, ils montent des projets fondés non pas sur leur contenu ou leur valeur pédagogique, mais sur leurs attraits immédiats auprès des mécènes."

"Une atmosphère de political correctness pèse sur les expositions à sujet européen", observe de son côté Peter Sutton, directeur du département des Maîtres anciens chez Christie’s New York. Dans son précédent poste de conservateur des Peintures européennes au Musée des beaux-arts de Boston, il a rencontré d’énormes difficultés pour collecter des fonds : "Essayez donc de "vendre" la peinture flamande comme une activité permettant de faire participer l’ensemble de la collectivité !" soupire-t-il en faisant allusion à son grand succès, "L’époque de Rubens". Pour financer l’exposition, le musée a dû organiser une présentation tournante de natures mortes dans trois villes du Japon, qui a rapporté 1,5 million de dollars (8 millions de francs).

Considérant la tendance actuelle des mécènes à financer plutôt des programmes sociaux que des manifestations artistiques, considérées comme un luxe superflu, M. Sutton déclare : "Les musées ont échoué à faire passer leur message. L’éducation visuelle est pourtant quelque chose d’indispensable, à notre époque de reproduction instantanée."

Alors que le coût des expositions continue de s’envoler, l’importance du mécénat ne cesse de diminuer. "Au cours des années quatre-vingt, une société pouvait à elle seule parrainer une grande exposition à hauteur d’environ 800 000 dollars (4,8 millions de francs)", déclare Tom Jacobson, directeur des dons et du mécénat au Los Angeles County Museum of Art. "Aujourd’hui, nous travaillons sur des sommes beaucoup plus réduites, et il nous faut batailler ferme pour les obtenir."

Même la National Gallery of Art de Washington avoue que le don moyen est tombé à 500/600 000 dollars (3,5/2,75 millions de francs). Les musées moins importants ont naturellement besoin de moins d’argent, mais eux aussi sont obligés de constituer des consortiums de mécènes qui partagent les frais.

Plusieurs musées confirment par contre que les budgets disponibles se sont accrus avec l’ouverture du marché international, les sociétés américaines finançant des tournées d’expositions à l’étranger et les sociétés étrangères participant à des expositions aux États-Unis. Selon Elizabeth Perry, directrice des relations avec les entreprises à la National Gallery, "la tradition de civisme des grandes entreprises américaines est le message qui a été transmis à l’extérieur, et c’est lui qui a été repris par nos homologues en Europe et en Asie."

Moines recherchent mécènes

Pour remplacer le mobilier de leur réfectoire, les moines dominicains du couvent de La Tourette cherchent un mécène… Cet ordre, qui a fait vœu de pauvreté, n’en est pas moins sensible à son cadre de vie : il a demandé, par l’intermédiaire de la délégation aux Arts plastiques, au designer zurichois Béat Franck de proposer un mobilier adapté au bâtiment, conçu par Le Corbusier comme une métaphore de la méditation religieuse.

Mais le projet proposé par le designer dépasse les faibles moyens de la communauté religieuse, d’où l’idée d’une aide extérieure. Il est vrai que ces chaises et ces tables, en bois clair et d’un dépouillement tout corbusien, pourraient séduire un éditeur de meubles contemporains.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°9 du 1 décembre 1994, avec le titre suivant : Marketing et "political correctness"

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