Tourisme

ENTRETIEN

Maria Gravari-Barbas : « Le tourisme est une machine à fabriquer du patrimoine »

Par Sindbad Hammache · Le Journal des Arts

Le 3 juillet 2024 - 1075 mots

Dans une étude qu’elle a codirigée avec Sébastien Jacquot, l’universitaire montre que le patrimoine est aussi un produit du tourisme et de la mondialisation.

Spécialiste du tourisme et de la culture, Maria Gravari-Barbas est architecte et géographe de formation. Professeure à l’université Paris-I Panthéon-Sorbonne, elle dirige la chaire Unesco « Culture, Tourisme, Développement ». De 2015 à 2019, elle a mené le programme de recherche Patrimondi financé par l’Agence nationale de la recherche, qui associait quatre équipes de chercheurs pour envisager la patrimonialisation à l’aune du tourisme et de la mondialisation. Ce programme donne lieu aujourd’hui à un ouvrage qui consacre le néologisme de « patrimondialisation », et présente à travers cinq terrains d’observation (Angkor, Marrakech, Vieux-Québec, Tianjin [Chine] et le tango à Buenos Aires et Montevideo) le processus de fabrication du patrimoine par le tourisme.

Les études consacrées au patrimoine et celles s’intéressant au tourisme se croisent rarement ; quel est l’apport de votre approche, qui consiste à regarder le processus de patrimonialisation à partir du tourisme ? Patrimoine et tourisme connaissent des évolutions parallèles depuis des décennies, et tout est fait pour pouvoir croiser ces champs. Il y a d’un côté le constat d’une explosion patrimoniale, un élargissement qui s’applique désormais aux sites naturels, aux biens intangibles, au passé proche, aux territoires. De l’autre côté, les chercheurs décrivent un « emballement touristique », un tourisme qui s’ouvre à toujours plus de lieux. Pour expliquer le phénomène d’une patrimonialisation élargie, beaucoup de facteurs sont évoqués, mais le tourisme l’est très rarement. Nous avons cherché à identifier le rôle que joue le tourisme comme facteur de patrimonialisation. Dans sa relation au patrimoine, le tourisme est plus généralement vu comme un consommateur de biens patrimoniaux, qui exploite un patrimoine déjà là, produit par d’autres dynamiques sociales.

Nous avons cherché à comprendre comment le tourisme participe pleinement au processus de patrimonialisation. Voir le tourisme comme une « machine à fabriquer du patrimoine », c’est une approche un peu hérétique, la doxa considère plutôt que le tourisme est destructeur de patrimoine… ce qui est souvent vrai et que nous ne remettons pas en cause. Considérer les acteurs du tourisme comme des producteurs de patrimoine peut donc être perturbant, mais ces deux phénomènes doivent être regardés ensemble, de manière systémique. Dans notre façon de travailler, nous avons encouragé une approche interdisciplinaire, pour justement casser cette réflexion en silo : géographie, économie, histoire de l’art, nous avons croisé les regards pour affiner la vision de cette relation tourisme-patrimoine de manière nuancée.

L’ouvrage se fonde de manière concrète sur cinq terrains, qui sont autant de manifestation de ces dynamiques. Comment les avez-vous choisis ? Et quelles nuances de la relation patrimoine-tourisme racontent-ils ?

C’est un choix qui n’a pas été simple, car nous voulions croiser des problématiques différentes, avec le souci de monter en généralité : ce ne sont pas cinq monographies, mais des cas d’étude qui nous permettent de tenir un propos général. Nous avons commencé par les sites du patrimoine mondial de l’Unesco, qui nous permettent de trianguler l’étude autour de trois notions, patrimoine et tourisme donc, mais aussi mondialisation. Il y a trois sites qui nous ont semblé représentatifs de cette mondialisation, trois terrains divers qui incarnent la construction du patrimoine par un croisement du local et du global.

Le quartier de Vieux-Québec (Canada) est le terrain qui illustre le plus clairement la manière dont le tourisme construit du patrimoine : c’est parce que Québec était une destination touristique que le quartier est devenu patrimonial. Il y a un ensemble d’acteurs qui ont saisi, de manière intuitive, cette « fabrique du patrimoine » en mettant en œuvre un projet touristique basé sur un narratif patrimonial – le récit du Canada français – qui s’est par la suite incarné dans une matérialité grâce à des chantiers de reconstruction !

Angkor (Cambodge), c’est vraiment le laboratoire de ces pratiques depuis la fin du XIXe siècle. C’est un terrain formidable, où la notion de « patrimondialisation » est la plus parlante. On peut voir comment la doctrine patrimoniale occidentale s’est diffusée dans le monde, mais aussi un « southern turn » depuis quelques années, quand des nations asiatiques mettent en œuvre une politique patrimoniale qui s’éloigne du cadre référentiel de la Charte de Venise [sur la conservation et restauration des monuments et sites]. Enfin, le cas de Marrakech (Maroc) est représentatif d’un phénomène d’« exopatrimonialisation », pour lequel des acteurs étrangers activent le processus de patrimonialisation – ici les élites et la jet-set européenne avec les riads –, mais il permet aussi de traiter le patrimoine culturel immatériel (PCI), à travers la place Jemaa-el-Fna dont l’activité est inscrite sur la liste mondiale du PCI.

Quelle définition donnez-vous au terme de « patrimondialisation », le néologisme qui donne son titre à l’ouvrage ?

Aujourd’hui, il y a une circulation à l’échelle mondiale d’experts, de doctrines, de pratiques liés au patrimoine. Le terme « patrimondialisation » nous permet de dépasser l’analyse classique d’un élargissement continu du champ patrimonial, pour s’intéresser plutôt aux modalités de production du patrimoine. Le tourisme joue ici un rôle central, mais il faut élargir à l’ensemble des circulations créées par la mondialisation. Le narratif qui consiste à dire que le patrimoine émerge du local n’est pas totalement faux, mais il faut aussi prendre en compte les dynamiques globales. Le regard extérieur a joué un rôle important dans la patrimonialisation de nombreux sites. Avec la diversification des régimes patrimoniaux, il nous semble essentiel de ne pas se limiter au paradigme identitaire et local.

Omniprésente dans votre étude, l’Europe n’est pourtant pas représentée par un terrain. L’histoire de la patrimondialisation est-elle aussi celle d’une dynamique Nord-Sud ?

Les terrains de Marrakech, d’Angkor, ou celui des concessions européennes de Tianjin, appartiennent à une histoire de la colonisation. À Angkor, nous avons voulu montrer une patrimonialisation européenne qui s’est jouée à travers les Expositions universelles et la présentation de copies : la valeur religieuse pour les Khmers devient valeur esthétique en France. À Marrakech, la patrimonialisation de la ville et de ses riads s’ancre dans le protectorat marocain, et l’on voit aujourd’hui comment des dynamiques issues de la colonisation restent actives. À Tianjin, ce sont les touristes locaux qui ont joué un rôle essentiel dans la patrimonialisation des anciennes concessions. L’intérêt des touristes chinois pour ces lieux exotiques, petits coins d’Europe dans une ville chinoise, a créé une attractivité autour de ces lieux, alors même qu’ils font écho à un passé colonial dissonant et que les autorités locales ou nationales s’en détournaient. Ce sont un peu des parcs d’attractions à thématique européenne !

Patrimondialisations, la fabrique touristique globale du tourisme, Maria Gravari-Barbas et Sébastien Jacquot,(sous la direction de),
éd. Presses universitaires de Rennes, 384 p., 30 €.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°637 du 5 juillet 2024, avec le titre suivant : Maria Gravari-Barbas « Le tourisme est une machine à fabriquer du patrimoine »

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