Droit

ART EN DROIT

Liberté artistique : l’affaire Anish Kapoor

Par Pierre Noual, avocat à la cour · Le Journal des Arts

Le 27 novembre 2024 - 959 mots

En 2015, la justice ordonnait la dissimulation d’inscriptions antisémites sur une installation de l’artiste dans les jardins de Versailles, malgré sa volonté de les afficher.

Versailles, 2015. L’artiste d’origine indienne Anish Kapoor est connu depuis les années 1990 pour ses sculptures monumentales qui évoquent l’infini et mettent en scène le vide et le plein. Invité par le château de Versailles à confronter son art au prestige des lieux royaux, l’occasion lui est donnée de présenter Shooting into the Corner à l’intérieur dans la salle du Jeu de paume et Dirty Corner sur le tapis vert du jardin conçu par André Le Nôtre. L’évènement fait scandale et suscite la réprobation de certains qui voient dans ces œuvres l’incarnation déshonorante du phallus du roi et le vagin de la reine. Il est vrai que Dirty Corner est constituée d’« un tube d’acier de couleur rouille, long de 60 mètres, débutant par un orifice évasé ressemblant à un arum – ces fleurs aux longues tiges se terminant par une sorte de cornet », selon les mots du commissaire de l’exposition Alfred Pacquement.

Face à cet affront, des vandales s’introduisent dans la nuit du 5 au 6 septembre pour apposer une salve d’inscriptions antisémites et royalistes sur l’installation. Le lendemain l’artiste décide de ne pas effacer « ces mots infamants [qui font partie] de l’œuvre » et la présidente du château d’alors Catherine Pégard soutient l’artiste dans sa démarche. Après tout « une œuvre d’art contemporain ne consiste pas seulement dans l’objet proposé par l’artiste mais aussi dans l’ensemble de l’œuvre » comme l’a démontré la sociologue Nathalie Heinich.

Dignité humaine contre liberté d’expression de l’artiste

Rien n’y fait : une association et un élu municipal s’élèvent contre le maintien de ces inscriptions antisémites. L’artiste refuse de les effacer au nom de son droit moral et de sa liberté d’expression artistique. Le tribunal administratif de Versailles est alors saisi d’un référé-liberté, procédure d’urgence permettant de mettre fin à une mesure administrative de nature à porter une atteinte grave à l’exercice d’une liberté fondamentale. La question soulevée n’est pas anodine : l’atteinte à la dignité humaine causée par le maintien des inscriptions antisémites exposées au public peut-elle mettre à l’index le pouvoir de l’artiste sur son œuvre ?

Le 19 septembre 2015, le juge des référés du tribunal administratif de Versailles prend soin de rappeler que la liberté de l’artiste implique le respect du droit moral sur son œuvre et les formes qu’il entend lui donner. Toutefois « dès lors qu’il expose son œuvre dans l’espace public, la liberté d’expression de l’artiste doit se concilier avec le respect des autres libertés fondamentales s’appliquant dans cet espace, en particulier celles protégeant chaque individu contre les atteintes à la dignité humaine ». Aussi les juges considèrent que les inscriptions présentent un caractère antisémite particulièrement choquant et font l’objet d’une importante diffusion dans les médias (notamment les lettres « S » majuscules d’une graphie référencée au nazisme). Aussi l’exposition de l’œuvre constitue « une atteinte grave et manifestement illégale » caractérisant une situation d’urgence à laquelle il est nécessaire de mettre fin sans délai car elle porte atteinte à la dignité de la personne humaine. Kapoor est contraint de masquer les inscriptions par de larges voiles noirs avant de les recouvrir d’immenses feuilles d’or quelques jours plus tard.

La dénonciation d’une œuvre ne peut découler de sa dégradation

Le problème résidait dans le fait que le discours dénonçant l’antisémitisme n’était pas le fait de Kapoor mais le résultat du vandalisme par des tiers : il s’agit d’actes extérieurs ayant modifié l’œuvre sans intention première de l’artiste. De fait, l’artiste ne pouvait utilement invoquer la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse qui permet aux artistes de dénoncer l’antisémitisme sans être sanctionnés. En effet, ce texte n’admet que la dénonciation ou critique de l’œuvre d’origine et non l’œuvre dérivée issue des dégradations.

Les juges sont ainsi parfaitement capables de ne pas se laisser berner par le recours abusif à la notion de fiction ou de liberté de création quand c’est de simple expression qu’il s’agit. La Cour européenne des droits de l’homme a pu admettre en 2015 qu’« une prise de position haineuse et antisémite caractérisée, travestie sous l’apparence d’une production artistique, est aussi dangereuse qu’une attaque frontale et abrupte ». Il convient seulement d’observer quand le Rubicon juridique de la liberté est franchi. Ceci explique que les tableaux vivants de l’exposition « Exhibit B » de l’artiste sud-africain Brett Bailey – qui avaient pour objet de dénoncer la période coloniale – ont été jugés comme ne portant pas atteinte à la dignité humaine par le Conseil d’État en 2014.

Rétrospectivement cette affaire est encore plus singulière car à l’époque était débattu le projet de loi relatif à la liberté de création, à l’architecture et au patrimoine qui entendait consacrer la formule incantatoire selon laquelle « la création artistique est libre ». Or les débats ont été vifs entre l’Assemblée nationale et le Sénat, et ont montré les ambiguïtés structurelles de cette liberté en indiquant son absence d’autonomie et de régime juridique. Le législateur a dû montrer que tel n’était pas le cas en instaurant une nouvelle infraction à l’article L. 431-1 du Code pénal. La création n’est donc pas une zone de non-droit : elle a des règles. Une analyse qui se confirme à la lecture de l’article 2 de la loi de 2016 car si « la diffusion de la création artistique est libre, [elle] s’exerce dans le respect des principes encadrant la liberté d’expression et conformément [aux droits d’auteur] ».Paradoxe d’une création qui est libre, mais dont la diffusion se trouve limitée…

Loin d’une histoire des attributs sexuels royaux, ce qui était peut-être le plus réellement scandaleux dans l’exposition d’Anish Kapoor était le traitement infligé au jardin lui-même, simple otage d’un art qui se voudrait presque au-dessus des lois.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°644 du 29 novembre 2024, avec le titre suivant : Liberté artistique : l’affaire Anish Kapoor

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