À cent ans, la Biennale des arts visuels de Venise a-t-elle atteint la sagesse ? En a-t-elle fini avec les ajustements successifs et souvent contradictoires pour tenir tête à la concurrence de nouvelles formes de communication, à l’accélération du rythme des échanges internationaux, à d’autres institutions semblables (São Paulo) ou plus modernes (Cassel) ? Son histoire est une succession d’allers-retours.
En fait, il y a un siècle que se discute la fonction de la Biennale. Joue-t-elle un rôle de découverte ou seulement d’enregistrement de la création contemporaine ? Les Biennales succédant à la réforme des statuts de 1973 (intervenue après la crise de 1968) ont voulu être un laboratoire expérimental, qui ne se contentait pas de montrer l’art mais qui le produisait également.
Des expositions thématiques ont été organisées pour tenter de réduire les incohérences entre les pavillons nationaux ; l’interaction avec les autres secteurs de la Biennale (architecture, théâtre, musique, cinéma) a été développée. Mais ces Biennales ont été accusées d’avoir préféré la pensée critique aux œuvres. Du coup, le directeur de l’édition 1988, Luigi Carandente, proclame "l’art aux artistes" et rétablit les salles personnelles dans le pavillon italien, qui avaient été supprimées après la contestation de 1968.
Des prix abolis puis rétablis
Néanmoins au cours du siècle, la plus grande institution culturelle italienne a accumulé un capital "qualificatif" parmi les spécialistes, et la participation à la Biennale représente pour un artiste une étape considérable de sa carrière. Un prix aidant, elle peut donner aussi un appréciable "coup de pouce" à sa cote.
En 1964, les Américains ne choisissent pas au hasard de venir faire breveter leurs jeunes peintres, hâtivement baptisés "pop", à Venise, et décrochent le prix pour Rauschenberg.
Ces fameux prix ont été contestés dès avant 1968, non seulement par les étudiants, mais par des critiques tels Giulio Carlo Argan qui y voyaient un lien néfaste entre la Biennale et le marché. Ils sont abolis en 1970, mais rétablis par Maurizio Calvesi seize ans plus tard, sous des applaudissements... Comme les ventes d’œuvres d’art, qui ont été rétablies au début des années 90 par Achille Bonito Oliva.
L’histoire de la Biennale est également celle des rapports houleux entre Venise et l’Italie. Ainsi, avec les statuts fascistes de 1930 et 1938, Rome a peu à peu dépossédé Venise de la manifestation et en a fait une affaire nationale, tout en laissant le poids financier à la Ville. Les nouveaux statuts de 1973 corrigeront ce déséquilibre mais pas la tendance à la "lotisation" politique, système permettant aux différents partis de se répartir les postes à pourvoir. Dans les années cinquante déjà, Roberto Longhi estimait que la démocratie chrétienne possédait "la moitié plus une" des actions de la Biennale de Venise.
Le périodique de droite Il Borghese allait même plus loin en affirmant qu’elle les possédait toutes… À partir des années 60, on parle des "Biennales de centre-gauche", et on assiste à une redistribution des pouvoirs dans la décennie suivante. Mais les Italiens sont assez habitués à cette intrusion très directe du politique dans leur vie culturelle, qui choque sans doute plus les étrangers.
Un série de monologues
La gestion de la Biennale pose également des problèmes diplomatiques. Si, au départ, tous les artistes étaient logés dans un même pavillon, la participation des étrangers est régie à partir du début du XXe siècle par un système de pavillons nationaux construits dans les Giardini (lire notre encadré).
La sélection est assurée depuis les années 30 par des commissaires nationaux, et le statut d’extra-territorialité des pavillons est un frein lorsque la Biennale envisage des réformes globales. Dans les années 60, Argan reproche à la Biennale d’être un monologue ou une série de monologues.
Il faut, selon lui, sacrifier l’autonomie des participations étrangères en créant un comité mixte de direction. Si les statuts de 1973 ne résolvent pas la question des pavillons et prévoient (art. 18) que tous les directeurs des différents secteurs doivent être italiens, l’évolution des années 90 fait largement entrer les étrangers aux postes de directeurs, comme en témoigne cette année la présence de Jean Clair (arts visuels) et de Lluis Pasqual (théâtre, lire le JdA n° 14, mai).
L’histoire de la Biennale est donc une succession d’allers et retours. Le pendule oscille actuellement plutôt vers le retour à la tradition, un "confort conformiste". Il ne faudrait pas néanmoins que les innovations des années 70 et 80 soient balayées d’un revers de main et traitées comme de nuisibles ou ridicules fantaisies. Mais un pendule étant ce qu’il est, attendons le prochain passage sur la lagune...
- En 1895, le tableau Il Supremo Convegno (Le Rendez-vous Suprême), bacchanale de jeunes femmes nues autour du cercueil d’un Don Juan, déclenche les foudres des autorités ecclésiastiques de Venise. Jusqu’en 1956, les ecclésiastiques n’auront pas le droit de se rendre à la Biennale. Mais le tableau remporte tous les suffrages populaires.
- La visite d’Hitler en 1934 : le Führer demande à échanger le tableau qui lui avait été offert, une vue de Venise de Fioravante Seibezzi, contre les Barques de Memo Vagaggini.
- En 1964, l’exposition des artistes américains – dont Rauschenberg – ne se contente pas seulement du pavillon américain et occupe le consulat des États-Unis, ce qui déclenche une vive polémique. Par ailleurs le Pop art déplaît à l’Église, qui interdit à nouveau à ses membres de se rendre aux Giardini.
L’accès à la totalité de l’article est réservé à nos abonné(e)s
L’histoire de la Biennale : une succession d’allers-retours
Déjà abonné(e) ?
Se connecterPas encore abonné(e) ?
Avec notre offre sans engagement,
• Accédez à tous les contenus du site
• Soutenez une rédaction indépendante
• Recevez la newsletter quotidienne
Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°15 du 1 juin 1995, avec le titre suivant : L’histoire de la Biennale : une succession d’allers-retours