On savait que le peintre avait dû quitter Rome en 1606 après avoir tué Ranuccio Tomassoni. Un jeune historien vient de retrouver des archives prouvant qu’il avait déjà mortellement blessé un compagnon en Lombardie. Récit.
ROME - Le Caravage (vers 1571-1610) fait décidément couler beaucoup d’encre ; sa révolution picturale, la modernité de ses scènes, sa vie aventureuse en font un personnage particulièrement romanesque très connu du grand public. Cette nouvelle révélation va ajouter à sa légende, il n’aurait pas un seul meurtre à son actif mais deux. C’est ce que révélerait un manuscrit inédit du peintre Gaspare Celio (1571-1640) découvert par Riccardo Gandolfi, 29 ans, jeune docteur italien en histoire de l’art (La Sapienza, université de Rome).
Cette découverte vient corroborer les annotations figurant en marge de la version du manuscrit conservée à Venise par Giulio Mancini, biographe du Caravage. Celles-ci, difficiles à lire et à interpréter, font état d’une plaisanterie avec une prostituée et un gentilhomme qui aurait tourné au drame. Les mots de Mancini, qui ne figurent pas dans la version imprimée, doivent être considérés avec prudence selon l’historien de l’art Giacomo Berra. Mancini évoque une peine d’un an de prison qui ne correspond à aucune disposition juridique milanaise de l’époque. Le manuscrit de Celio parle, lui, du meurtre accidentel d’« un camarade ». Autre détail inédit : lorsque le Caravage commit le meurtre très célèbre de Ranuccio Tomassoni en 1606, il l’aurait frappé à la tête avec une raquette, la dispute survenant, le fait est connu, après une querelle au jeu de paume. De fait, comme l’explique Riccardo Gandolfi, « la récidive, synonyme de condamnation certaine, expliquerait sans doute sa fuite précipitée de Rome ».
On le sait depuis 2011 (exposition « Caravaggio a Roma. Una vita dal vero»), la présence du Caravage en Lombardie est attestée jusqu’en juillet 1592, date à laquelle le peintre reçoit une importante somme d’argent à la suite de la dispersion des biens familiaux ; il serait arrivé à Rome à la fin de 1595. Tous les textes anciens mentionnent son extrême pauvreté lors de son installation à Rome, ce qui indique, selon Orietta Verdi, vice-directrice des Archives de l’État de Rome, qu’il dépensa toute sa fortune entre 1592 et 1595. Son contemporain Gaspare Celio décrit aussi ces difficultés : « Il réalisait pour un boutiquier dit “Lorenzo le Sicilien” [identifié comme Lorenzo Carlo par Marco Pupillo] des têtes de saints, payées chacune cinq baiocchi. Dès qu’il en avait peint deux, il partait manger. »
« Dévêtu et assoupi »
Le manuscrit apporte d’autres informations, moins passionnantes pour le grand public mais qui vont faire les délices des spécialistes. Selon le jeune thésard : « Le manuscrit de trois pages mentionne à cinq reprises le nom de Prospero Orsi chez qui Caravage aurait exécuté des œuvres d’après nature et notamment un enfant jouant du luth – sans doute le tableau de l’Ermitage [Saint-Pétersbourg]. Orsi, sachant que le cardinal Del Monte cherchait un jeune qui réaliserait pour lui plusieurs copies, lui suggéra le nom de Caravage. Or pour l’accompagner chez son futur protecteur, il fut obligé de le chercher toute une journée durant, le trouvant finalement dévêtu et assoupi à côté de la statue Pasquino. Le cardinal le fit habiller, lui donna quelques pièces chez lui – très certainement au Palazzo Madama – et l’engagea à son service. Caravage commença alors à peindre des bohémiennes disant la bonne aventure et des sujets semblables. » Les liens de Caravage avec Orsi et Del Monte sont connus, mais jamais Orsi n’avait été présenté comme l’intermédiaire entre le peintre et son premier mécène, un point sur lequel Celio insiste puisque ce serait également Orsi qui, ayant « rompu son amitié avec le cavalier d’Arpino », aurait convaincu Del Monte de confier au Caravage la réalisation de la chapelle Contarelli (Rome). « Au sujet de la chapelle, Celio relate l’enthousiasme de plusieurs “pittorecoli” [petits peintres] et le jugement de Giovanni De Vecchi : “Pour quelqu’un qui ne sait pas dessiner, il s’en est bien sorti.” Celio porte un regard extrêmement critique sur la peinture d’après nature du Caravage, l’accusant par ailleurs d’avoir détourné les jeunes peintres romains de l’Antiquité et du dessin.»
Le jeune chercheur a beaucoup hésité avant d’accepter de répondre au Journal des Arts après la parution d’un premier article publié dans le quotidien italien Le Messaggero. Il a tendance à minimiser l’apport du récit de Celio, d’autant plus qu’il était, d’après lui, connu de Giovanni Bellori qui s’en serait en partie inspiré pour sa biographie. Le texte ne changerait pas fondamentalement les grandes lignes de la vie du Caravage telle que nous la connaissons aujourd’hui. Pour Orietta Verdi, « le premier crime est certain à 90 ou 95 %, mais seule la mise à jour des éléments d’une enquête ou d’un procès pourra définitivement en attester la véracité ».
Loin du cercle feutré des archivistes et historiens de l’art, ce premier crime va aussi donner lieu à toutes sortes de nouvelles interprétations des tableaux romains du Caravage, car certains littérateurs ne manqueront pas d’y voir les signes de sa culpabilité.
Les révélations de Riccardo Gandolfi lors de la journée d’étude portant sur la chronologie du Caravage, organisée le 1er mars dernier à la Sapienza (Rome), s’appuient sur la découverte d’un manuscrit de 300 pages absolument inédit rédigé en 1614 par le peintre Gaspare Celio (1571-1640) et contenant les vies de 220 artistes. Outre le Schilder-boeck de Carel van Mander publié du vivant de l’artiste, les premières biographies connues du Caravage sont celles de Giulio Mancini (1619), de Giovanni Baglione (1642), et de Giovanni Pietro Bellori (1672). En 2017, des pans entiers de la vie et de l’œuvre du peintre demeurent méconnus, un paradoxe quand des milliers d’ouvrages lui ont été consacrés. Le directeur de thèse du jeune chercheur, Alessandro Zuccari, professeur à La Sapienza, interrogé par le JdA, ne tarit pas d’éloges : « Il ne s’agit pas seulement de chance. Pour parvenir à de tels résultats, il a fait preuve d’une grande méthode scientifique, d’une constance de travail remarquable et d’une capacité à mener ses recherches en dehors des circuits battus. »
« Le projet de Celio, explique Gandolfi, s’inscrivait dans la lignée des Vies de Vasari dont il commenta une grande partie des biographies, avant de présenter celles des peintres romains de la fin du XVIe siècle et du début du XVIIe. La date de 1614 figure dans l’introduction, mais [le manuscrit] fut complété jusqu’à la mort de Celio. » Découvert il y a un an dans une « institution étrangère » – il n’en dira pas plus –, le manuscrit sera rapidement accompagné d’un solide appareil de notes publié par l’éditeur florentin Leo S. Olschki.
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Le Caravage aurait commis deux homicides
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Abonnez-vous dès 1 €Ottavio Leoni, Le Caravage, vers 1621, craie et graphite sur papier, Bibliothèque Marucelliana, Florence. © Direzione generale Biblioteche e Istituti culturali/Biblioteca Marucelliana.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°476 du 31 mars 2017, avec le titre suivant : Le Caravage aurait commis deux homicides