Des dizaines de grands musées conserveraient des œuvres du Caravage sans le savoir… Cette proposition fort séduisante sur les débuts du maître risque de laisser la communauté scientifique sceptique.
Combler les moindres détails de la vie du Caravage (1571-1610) est devenu un exercice littéraire – le roman Dans le miroir du Caravage, de Francesco Fioretti (éd. HC, 2016), est le dernier exemple en date. C’est aussi une façon de faire de l’histoire de l’art autrement puisque certaines personnes attribuent des œuvres au maître en opérant des rapprochements historiques critiques à partir d’une bibliographie déjà très fournie. La récente publication de l’historien de l’art indépendant Franco Moro, Caravaggio Sconosciuto, parue aux éditions Allemandi, relève en partie de cette démarche, même si celui-ci se présente avant tout comme un « œil ».
Les travaux des Archives de l’État de Rome, présentés lors de l’exposition « Caravage à Rome » en 2011, ont permis de donner corps à la chronologie de son œuvre réalisé de la fin des années 1590 jusqu’à sa fuite hors de Rome (1606), mais ils ont aussi repoussé l’arrivée possible du Caravage dans l’Urbs à la toute fin de 1595 ou au début de 1596, et non plus aux alentours de 1592. Franco Moro est parti du postulat selon lequel nous ne connaissons rien ou presque de son travail jusqu’aux époustouflants premiers tableaux de 1596-1597 : La Diseuse de bonne aventure (Pinacothèque du Capitole, Rome, et Musée du Louvre, Paris), Les Joueurs de cartes (Kimbell Art Museum, Fort Worth), Les Musiciens (The Metropolitan Museum of Art, New York), Les Joueurs de luth (Musée de l’Ermitage, Saint-Pétersbourg ; The Metropolitan Museum of Art), Sainte Catherine d’Alexandrie (Musée Thyssen-Bornemisza, Madrid), Saint François en extase (Wadsworth Atheneum Museum of Art, Hartford), Le Repos pendant la fuite en Égypte et La Madeleine pénitente (Galleria Doria Pamphilj, Rome). Il est évident que le Caravage était dès cette époque un artiste aguerri et Franco Moro imagine donc tout simplement ses voyages et ses activités jusqu’à l’âge de 24 ans.
En s’appuyant sur les quelques éléments d’archives déjà publiés au sujet de sa présence en Lombardie, notamment sur son contrat d’apprentissage en avril 1584 dans l’atelier milanais de Simone Peterzano, et surtout en dressant un beau panorama de l’histoire de l’art dans la région à la même période, il trace un parcours du Caravage qui insiste sur sa curiosité pour les découvertes scientifiques et intellectuelles. Curiosité qui l’aurait poussé jusqu’à Padoue où se trouvait Galilée, voire jusqu’à Venise – un point suggéré dans les textes anciens. Tout cela devrait être étayé lors de recherches à venir.
Cet itinéraire hypothétique est jalonné de 69 nouvelles attributions conservées soit en mains privées, soit dans les musées suivants : la Pinacothèque du Castello Sforzesco, l’Accademia Carrara de Bergame (3 tableaux), la National Gallery of Art de Washington, le Nationalmuseum de Stockholm (2), le Kröller-Müller Museum d’Otterlo, les Musei Civici de Padoue (2), la National Gallery de Londres, l’Allentown Art Museum en Pennsylvanie, le Musée de l’Ermitage, la National Gallery d’Irlande (2), le Musée du Prado à Madrid (2 tableaux), le Museum of Art de San Diego, le Metropolitan Museum qui en aurait d’ailleurs vendu sans le savoir, le Towneley Hall Art Gallery and Museum à Manchester, le Los Angeles County Museum of Art, le Museum of Art de Cleveland, le Rijksmuseum à Amsterdam (3), le Palazzo Pitti à Florence, le Schloss Wilhelmshöhe de Cassel, le Palazzo Barberini à Rome, le Museum Voor Schone Kunsten de Gand, la Galleria Borghese à Rome ; la Pinacothèque de Brera aurait même déposé auprès d’institutions trois œuvres du Caravage.
Manque une démonstration technique
Parmi les dessins, si l’essentiel des fonds est conservé à Milan à la Biblioteca Ambrosiana et au Cabinet des dessins du Castello Sforzesco, d’autres se trouveraient aussi dans des collections particulières. En outre, Franco Moro propose d’attribuer un portrait du Musée de Bergame à Goltzius, des œuvres issues de collections privées à Simone Peterzano, Sofonisba Anguissola, Orazio Gentileschi, Vincenzo Campi, Véronèse…
Dans ses cinq essais, Franco Moro ne fournit pas vraiment de démonstration technique faisant le lien entre les tableaux romains de 1596-1597 et ces nouvelles identifications. Certes, les fournitures des peintres étaient différentes d’une région à l’autre de l’Italie et la pratique du Caravage évolua, mais la question des préparations, liants, pigments n’est pas traitée, pas plus que celle des caractéristiques de sa manière de peindre, notamment ses repentirs. Certains points sont toutefois abordés dans le riche appareil de notes. Il n’y a aucune étude des radiographies, mais là encore, l’auteur, interrogé, évoque la difficulté de travailler sur un corpus en majorité remisé dans les réserves.
De fait, Franco Moro s’appuie seulement sur des rapprochements formels, pas toujours très convaincants. Son lecteur est laissé seul face à ce catalogue « raisonné » qui n’en est pas un, dépourvu de notices, tandis que dans les textes les tableaux sont parfois à peine commentés. Franco Moro s’est plutôt attaché à montrer comment le Caravage se serait inspiré tour à tour des autres artistes, son maître avéré, mais aussi d’autres professeurs supposés ou de ses rencontres à Milan, Bergame, Padoue ou Venise, ce qui expliquerait l’hétérogénéité de son œuvre avant 1596 !
Son chapitre consacré aux premières natures mortes du Maître de Hartford – la Galerie Borghèse lui consacre en ce moment une exposition – est le plus convaincant, il reprend ici une idée de Federico Zeri, mais là aussi il manque un examen détaillé de chacun des tableaux. Son argumentaire au sujet des dessins est le plus difficile à suivre, même s’il a réussi à mettre en évidence des éléments historiques intéressants. Les provenances, floues et non étayées de recherches archivistiques, ne suffisent pourtant pas à bâtir un corpus solide, et il faudrait que l’auteur prenne le temps de développer son raisonnement.
Prochaines nouvelles révélations
L’ouvrage n’est que l’esquisse d’une démonstration et il promet de prochaines nouvelles révélations. Malgré des attributions qui ne manqueront pas de faire réagir les spécialistes, sa lecture, agréable, a quelque chose de jubilatoire. Franco Moro met en perspective tout un pan possible de la carrière de l’artiste. Comprendre son cheminement artistique et les réminiscences de ses premières leçons au fur et à mesure de sa carrière, notamment après l’arrivée à Naples, est un sujet particulièrement troublant. Reste à le défendre grâce à une série d’éléments tangibles.
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69 nouveaux Caravage !
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Abonnez-vous dès 1 €Éditions Allemandi, 2016, en italien, 368 p., 363 ill., 76,50 €.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°471 du 20 janvier 2017, avec le titre suivant : 69 nouveaux Caravage !