De Milan à Rome, de Naples à Messine, entre rixes, arrestations et fuites, l’existence de Caravage a des allures de récit d’aventures et d’enquête policière. De la douceur de ses débuts romains à l’extrême violence de ses œuvres ultimes, la vie du maître du clair-obscur est un vrai roman.
Probablement né à Milan en 1571 ou 1573, Michelangelo Merisi, dit Caravaggio, y réside avec sa famille jusqu’en 1576. De son apprentissage dans l’atelier de Simone Peterzano où il est placé en 1584 par son frère Baptiste, on ne sait que peu de choses, si ce n’est qu’il y reste, d’après les écrits de Mancini – médecin et premier biographe de l’artiste –, au moins jusqu’en 1588. En 1589, sa présence est attestée à Caravaggio, près de Bergame. Il perd sa mère l’année suivante. Caravage arrive à Rome aux alentours de 1591, après un passage à Milan – qu’il fuit après une bagarre – et Venise. Dès ses débuts, il manifeste un goût prononcé pour la nature, qui sera son seul maître. À vingt ans, il fait déjà preuve d’une grande maturité artistique. Ses débuts sont néanmoins difficiles, entre quelques commandes de petits tableaux et des recherches plus personnelles tournées vers une observation précise de la nature. Il peint des Bacchus aux couleurs claires et vives, des jeunes hommes imberbes aux corbeilles de fruits. Après un passage dans l’atelier du Cavalier d’Arpin interrompu par une hospitalisation – il peint un Petit Bacchus malade (ill. 1) qui a ses propres traits –, le jeune artiste réside chez monseigneur Fantino Petrignani. Puis il habite chez le cardinal Del Monte, rencontré par le biais du marchand de tableaux Valentino, près de l’église Saint-Louis-des-Français. Il réalise des tableaux de chevalet difficiles à dater, où s’affirme son style caractérisé par des fonds uniformes et des figures qui s’en détachent franchement. De cette période datent trois œuvres importantes, Jeune Garçon pelant un fruit ; Jeune Garçon mordu par un lézard et La Diseuse de bonne aventure, ainsi que plusieurs Bacchus. Caravage a des amants, mais aussi des liaisons féminines. L’ambiguïté de sa sexualité a donné lieu à nombre d’interprétations de ses œuvres, le plus souvent fausses ou excessives. Si Caravage représente à ses débuts des adolescents aux corps et aux visages androgynes, c’est surtout parce qu’il ne pouvait pas s’offrir de modèles et peignait des garçons d’auberge ou de rue, des amis qu’il ne payait pas.
Le premier des peintres réalistes
Mythologiques ou sacrés, ses sujets sont traités sans se préoccuper des critères habituels de représentation (Madeleine repentie, peinte comme une femme du peuple). En ce sens, Caravage peut être envisagé comme le premier peintre réaliste ; Longhi le considère d’ailleurs comme le premier des peintres « modernes ». Les Académies reprochent à l’artiste de mettre en scène des personnages du quotidien au cœur de compositions à sujets religieux ; il est accusé d’exalter la laideur. À Rome, il agit à contre-courant des principes artistiques de l’époque, contrairement à l’art d’un Michel-Ange ou d’un Carrache qui idéalisent leurs figures.
Lorsqu’il peint en 1608 un Cupidon endormi, il montre un enfant dormant sur ses ailes, d’un réalisme à mille lieues de l’idéal des représentations mythologiques. En 1599, il s’engage à peindre deux toiles, La Conversion de saint Matthieu et Le Martyre de saint Matthieu, qu’il achève en juillet 1600. Entre-temps, il aura peint un Saint Jean Baptiste, représenté comme un séduisant et sensuel jeune homme. La même année (1600) lui sont commandés La Conversion de saint Paul et le Crucifiement de saint Pierre pour la chapelle Cerasi de Sainte-Marie-du-Peuple, livrés en 1601. Ces œuvres marquent l’évolution de l’art de Caravage vers une recherche sur la lumière venant de côté, hors du cadre, accentuant les contrastes. Sa palette se fait moins claire, les scènes revêtent un caractère plus dramatique, dans une constante quête d’expressivité. Dans une œuvre comme la Cène à Emmaüs (première version, 1601), la composition et la perspective deviennent plus complexes avec des jeux de regards très construits et un réalisme précis.
Le 19 novembre 1600, une plainte est déposée contre Caravage pour coups donnés au peintre Gerolamo Spampa de Montepulciano. Autour de 1602, il peint une Mise au tombeau pour l’église Santa Maria della Vallicella et des Vierges dont les traits sont le plus souvent ceux de femmes qu’il connaît. L’artiste reçoit la commande de Saint Matthieu écrivant l’évangile sous la dictée de l’ange (chapelle Contarelli, Saint-Louis-des-Français), dont il réalise deux versions. Le caractère dramatique de sa peinture s’accentue dans les années 1604-1605 par des contrastes plus forts et un art puissant, imposant, saisissant par son expressivité (Saint Jérôme, La Mort de la Vierge). Chez Caravage, les personnages vivent dans une inquiétante proximité qui fait participer le spectateur, invité à être le témoin des scènes qui se déroulent sous ses yeux. Cette impression est renforcée par le fait que ses modèles sont des gens de son entourage, des hommes et des femmes de la rue, parfois lui-même (Tête de Méduse ; Saint François en méditation...). Sa vie est à cette époque une succession de rixes et de querelles. « Il ne se concentre pas continuellement à l’étude […] il part se promener, une grande épée au flanc et un serviteur à sa suite […], très enclin au duel et à la bagarre, si bien qu’il est difficile de le fréquenter », rapporte Karel Van Mander dans ses Vies des peintres, en 1604. Cette année-là, il est emprisonné une première fois pour avoir lancé des pierres dans des fenêtres, une seconde pour avoir insulté un officier. L’année suivante il est arrêté pour port d’armes abusif, puis de nouveau incarcéré pour une sombre histoire de femmes. En août 1605, il blesse Mariano Pasqualone en voulant défendre l’un de ses modèles, une fille nommée Lena qui sera aussi l’une de ses maîtresses. Il s’enfuit de Rome pour se réfugier à Gênes, puis revient se réconcilier avec sa victime.
La puissance expressive des dernières années
Le 29 mai 1606, près du palais Médicis, le Caravage est blessé au cours d’une rixe où il tue Ranuccio Tommasoni da Terani. Un meurtre qui le pousse à fuir Rome deux jours plus tard. Commence alors une cavale et un périple dans différentes villes. Ce qui ne l’empêche jamais de peindre, partout où il se trouve. Réfugié chez le prince Colonna, il peint une Madeleine et sa seconde Cène à Emmaüs (ill. 8). Sa peinture reflète alors son état d’esprit, et sa palette s’obscurcit de façon significative. Il va à Palestrina, Paliano, Zagarolo. Le 6 octobre 1606, il est signalé à Naples, en avril de l’année suivante il est à Mantoue, en juillet à Malte. Le 20 août, une demande de grâce est demandée à Rome.
De retour à Naples en 1607, Caravage produit plusieurs œuvres aujourd’hui perdues ou détruites. Ses peintures se font plus monumentales, très dramatiques, comme Salomé avec la tête de saint Jean Baptiste (ill. 5) – clair-obscur magistral, jeu des regards, concision du récit et profondeur psychologique – ou une Flagellation (ill. 7) d’une force extraordinaire, l’une des œuvres les plus spectaculaires et les plus émouvantes de l’artiste. Crue et réaliste, cette composition est poignante, entre la lumière qui éclaire le corps aux muscles tendus et les ténèbres faisant surgir la figure de l’ombre.
Le 14 juillet 1608, il est fait chevalier de l’ordre de Malte, ordre dont il sera exclu quelques mois plus tard. Le 6 octobre, une commission criminelle est réunie, chargée de mener l’enquête à la demande du procurateur fiscal de l’ordre de Malte. L’artiste est cité à comparaître le 1er décembre, mais il a déjà pris la fuite. En octobre 1608 il est à Syracuse et peint L’Enterrement de sainte Lucie. En juin 1609, il a achevé La Résurrection de Lazare, commandée en 1608 pour l’église des Crociferi à Messine. Il se serait représenté sous les traits du personnage placé au-dessus du bras du Christ. Quatre grandes commandes de retables datent de son séjour à Messine. Caravage est très agité lorsqu’il est en Sicile, rongé par le remords d’avoir tué ; il dort avec un poignard et n’hésite pas à se représenter de façon terrifiante dans David avec la tête de Goliath (vers 1606-1610, ill. 3).
En octobre 1609, blessé violemment à la sortie d’une taverne, on le croît mort à Rome. « De Naples, on apprend que le Caravage, le célèbre peintre, a été tué », déclare un avis du 24 octobre. Sa convalescence sera longue, jusqu’en avril 1610. Le Martyre de sainte Ursule est l’une des dernières toiles de Caravage. Dans une représentation spectrale, au calme inquiétant, les personnages semblent figés tandis qu’Ursule vient d’être touchée par la flèche. Caravage s’est représenté au-dessus d’Ursule, se hissant pour tenter d’assister à la scène. C’est une peinture de la douleur, celle des blessures qu’il a reçues et infligées.
À Rome, le cardinal Gonzaga œuvre pour sa rémission. Le peintre est à Naples jusqu’en juin. En juillet, il est arrêté par erreur à Porto Ercole, en Sicile. Relâché, il est victime d’une mystérieuse fièvre qui l’emportera en quelques jours. Il meurt seul, sur la plage, alors qu’à Rome sa grâce vient de lui être accordée.
Avec une personnalité comme Caravage, il est tentant d’interpréter son œuvre au seul regard de sa vie tourmentée. L’une et l’autre sont très liées, puisque Caravage ne cesse jamais de peindre, où qu’il soit et en toute situation. La prudence s’impose pourtant, car de nombreux problèmes de datations persistent et les sources sont rares. Quelques écrits de son siècle (Mancini, Baglione, Bellori, plus tard Venturi), et les recherches très approfondies menées au xxe siècle par Roberto Longhi (1890-1970) restent les plus fiables. D’une biographie et d’une monographie à l’autre, les interprétations et les divergences sont nombreuses sur une même période ou le contexte de création d’une œuvre.
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La sublime violence du Caravage
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Abonnez-vous dès 1 €L’exposition « Caravaggio, the final years » rassemble une quinzaine de chefs-d’œuvre de la dernière période de Caravage (1606-1610), parmi lesquelles la seconde Cène à Emmaüs confrontée à la version de 1601 ; La Flagellation ; Saint François en méditation ; La Résurrection de Lazare ; Salomé avec la tête de saint Jean Baptiste ; David avec la tête de Goliath ; Le Martyre de sainte Ursule... Elle est ouverte du 23 février au 22 mai, tous les jours de 10 h à 18 h, le mercredi jusqu’à 21 h. Plein tarif : 7,5 livres (10,8 euros), tarif réduit : 6,5 et 3 livres (9,4 et 4,4 euros). LONDRES, National Gallery, Trafalgar Square, tél. 44 0 20 7747 5930, www.nationalgallery.org.uk. Pour s’y rendre, www.eurostar.com
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°569 du 1 mai 2005, avec le titre suivant : La sublime violence du Caravage