PARIS
Montparnasse et ses alentours ont compté de nombreuses ruches d’artistes. Près d’Alésia, l’une d’elles résiste au temps. Luc Besson y a tourné « Nikita », Max Ernst, Survage, Pignon et le fils de Balthus y vécurent. Retour sur ses strates, ses échanges, ses circulations.
Paris. Comment citer tous les artistes qui passèrent au 26, rue des Plantes ? Le plus célèbre résident de ce phalanstère du 14e arrondissement parisien fut Max Ernst, qui emménagea dans les années 1930 au 11e et dernier étage. Montparnasse regorgeait alors de telles résidences d’artistes, hébergeait l’Académie de la Grande Chaumière, celle d’André Lhote et bien d’autres. Paris, comme l’écrivait Hemingway, « était une fête », bars et cafés bouillonnaient d’une vie littéraire et artistique. Au 26, rue des Plantes régnait le principe de la cooptation. Aujourd’hui, l’immeuble appartient à la société immobilière Palladium, une société privée, et les appartements en location comptent encore des plasticiens parmi lesquels Jean-Pierre Raynaud, des photographes, des créateurs de mode, les bureaux du journal Citizen K…
L’immeuble en deux bâtiments, respectivement de onze et neuf étages, a été conçu par l’architecte d’origine polonaise Stéphane Dessauer (1887-1938), gendre du peintre et décorateur Albert Besnard. Dans celui donnant sur rue, les couloirs évoquent des coursives de paquebot. La hauteur sous plafond est de 5,90 m. Sauf aux 10e et 11e étages, les ateliers sont des duplex avec mezzanine. Dans leur configuration d’origine, la cuisine se trouve en haut, la salle de bains en bas. La grande pièce de travail est baignée de lumière – sur rue, elle vient de l’est, ce n’est pas le nord des froids ateliers hollandais. Certains étages ont de jolies terrasses arborées.
Aux 2e et 3e étages au-dessus du porche se trouvait Jean Carzou. Au rez-de-chaussée, dans deux ateliers contigus prévus à l’origine pour les sculpteurs, vivaient Édouard Pignon et son épouse, l’écrivaine Hélène Parmelin. Mei-Tsen Chen, artiste d’origine taïwanaise, habite aujourd’hui aux 6e et 7e étages dans ce qui fut l’atelier de Loulou de la Falaise, créatrice de bijoux, et de son mari, Thadée Klossowski de Rola, fils du peintre Balthus. Leur univers flamboyant avait les honneurs des magazines de décoration : sol moquetté de bleu outremer, palmiers, colonnes, verreries et miroirs, le tout surplombé d’un immense luxe de cristal provenant d’un grand hôtel parisien, offert par Pierre Bergé.
Sur les hauts murs redevenus immaculés, Mei-Tsen Chen a tendu ses toiles colorées, nervurées, entrelacs organiques inspirés du plan des villes visitées et aimées – Barcelone, Londres, Taïpeh, Shanghaï, New York… Sur une grande table, elle retravaille les plans d’architecte de son père défunt, les augmente de touches d’un bleu profond. Tout ne serait-il que strates et traces perdues que l’on cherche à retrouver, à se réapproprier ?
Il rôde ici d’illustres fantômes : ceux des surréalistes Benjamin Péret et Arthur Adamov, de Jean Lambert-Rucki, des amis et voisins Giacometti, Calder, Papazoff… ; ceux des femmes de Max Ernst, Leonora Carrington puis Peggy Guggenheim. Ceux du dessinateur Reiser, à qui Cabu rendait visite, et de Loup, décédé en 2015. Ceux encore des peintres Léopold Survage, Queffurus, Katherine Librowicz et son mari Dan Walck, ou de la créatrice de mode Emmanuelle Khanh, disparue en 2017 : « Son univers ressemblait à celui de sa maison de Garches construite par Auguste Perret en 1932. Même atmosphère, fauteuils de Le Corbusier, soliflores, vaisselle américaine de la Dépression où le vert, sa couleur favorite, prédominait », se remémore la journaliste Pepita Dupont, résidente depuis 2010. Ici vécut aussi le pionnier du design contemporain, Pierre Staudenmeyer. En août dernier est décédée la make-up artist Heidi Morawetz, complice des photographes Guy Bourdin ou Helmut Newton, qui créa le « blanc » de Chanel et son célèbre « Rouge Noir 18 ».
Chaque atelier a vu des œuvres se faire, des univers se créer. À sa mort en 1968, à l’âge de 89 ans, Survage laissa une toile inachevée sur son chevalet au 6e étage, et des notes pour un ultime projet : « Je suis en train d’exécuter une série nouvelle de rythmes colorés, laquelle s’appellera “Apparition et disparition cosmique”. » Chez Lucien Coutaud, arrivé en 1942, on pouvait voir aux murs, sous des globes de verre, de petits tableaux populaires faits d’assemblages de cheveux, des photographies, des articles découpés, des affiches de corrida, passion qui ne quitta jamais ce Nîmois d’origine. C’est au 26, rue des Plantes que Max Ernst théorisa son esthétique du collage, exposée dans l’article « Comment on force l’inspiration » (Le Surréalisme au service de la Révolution, no 6), avant de publier en 1934 chez Jeanne Bucher son « roman-collage » en cinq volumes, Une semaine de bonté.
Les lieux peuvent-ils s’accommoder des contingences familiales ? Natalie Even, fille du peintre de la Marine Jean Even, revoit en imagination l’atelier envahi des toiles en cours, les projections de peinture au sol. « Mon père y vécut de 1942 à sa mort en 1986. Il peignait sans cesse. Je plaçais les affiches de ses expositions à travers Paris. Il n’y avait pas de chambre : j’adorais dormir dans l’atelier si haut de plafond, ma sœur dans la salle à manger. Après le décès de mon père, l’odeur de térébenthine me manquait. » Dominique Vulliamy, dont la grand-mère arriva ici en 1932, et dont l’oncle peintre Gérard épousa Cécile Éluard, se souvient de leur voisin Simonka : son atelier était envahi par ses trois filles et sa femme appelait sa marmaille en hongrois. On casait les enfants où l’on pouvait : sous l’escalier, sur un coin de la mezzanine…
Les artistes travaillent, pourtant, et parfois, ça circule d’un étage à l’autre : « Ici, c’est un village vertical, dit Mei-Tsen Chen. Déjà à Taïwan, je rêvais de connaître cet esprit des “Montparnos”, cette synergie créatrice. Je l’ai trouvée dans mes échanges avec Jean-Pierre Raynaud qui vit deux étages plus bas. »
Jean-Pierre Raynaud, installé au 4e étage depuis trois ans, possède bien un autre lieu dans le quartier, mais c’est ici qu’il vit, et seul, volontairement [voir ill.]. Pas de quotidien, pas de cuisine fonctionnelle, juste les œuvres en majesté. Il se dégage de l’espace une énergie puissante. Sol blanc glacé, aseptisé, monde clinique, pour lui « irréalité protectrice ». Une page blanche où tout est possible. Régulièrement, les œuvres bougent, il recompose, réassemble : l’espace est une œuvre en soi.
Un immense bonsaï de 200 ans devant la fenêtre, lien avec la matière vivante, objet de soins attentifs. Sous verre, une coiffe amazonienne rouge et noir répond aux sens interdits, des disques en cours de réalisation, une série qu’il marque de traits de ruban adhésif noir. Assemblages de pots de peinture, blancs ou colorés, au sol et au mur. Sculptures-pots de fleurs. Monumental grand collage, œuvre de 1970, dont les panneaux doivent être repliés pour tenir en ces lieux : des sens interdits juxtaposés à la photo d’un aliéné qui se tord dans une cage de carreaux de faïence…
Ces carreaux, encore, étagés sur le mur, 14 en tout, où la peinture rouge est jetée en gouttes de sang. « Ils me sont venus tel un signe avant-coureur, avant même la destruction de ma maison de La Celle-Saint-Cloud [son œuvre majeure toute de carrelage blanc, construite puis démolie entre 1969 et 1993]. Ce sont des larmes, de la souffrance. » Blanc, rouge, jaune, bleu, vert. Couleurs franches qui ne sont en rien un décor, mais un prolongement de l’être et du corps. « C’est ma capsule spatiale, je suis dans l’espace. Sortir m’intéresse peu. Mon arène, c’est ce rond rouge avec ce centre vierge. Comme un sportif de haut niveau, je me bats avec moi-même. » Il ne veut pas être vu au travail : ne pas montrer le faire, seulement le résultat ; être immergé en soi, dans le creuset de sa création.
Le peintre Jean Carzou (1907-2000), pourfendeur de l’art moderne, échangeait peu avec ses congénères : il fréquentait seulement Even et Simonka, ignorant superbement Pignon « le communiste ». Il arpentait Paris, entre cet atelier puis un autre qu’il eut à partir de 1968 boulevard Raspail, et l’appartement familial situé lui aussi rue des Plantes. Le samedi, il visitait les galeries. Il travailla beaucoup, sous le regard de sa femme, Jeanne, produisant en soixante-dix ans 2 000 toiles et des milliers d’estampes, réalisant décors et costumes. Auréolé de succès, il entra à l’Académie des beaux-arts en 1977.
« J’aime ce côté Chelsea Hotel, comme à New York », dit Sabine Pigalle. Son atelier au sol gris ciré, aux touches de rouge et de noir, prolonge ses photographies, détournements de tableaux classiques, Cranach, Boucher ou Léonard. Le modèle photographié comme une sculpture d’albâtre incarne et revisite la toile, connue de tous, loin pourtant du pastiche : « Je fais le tour de mon musée imaginaire, je tricote avec la peinture. Je veux donner l’illusion que l’on se souvient d’une œuvre alors qu’elle n’existe pas. » Ici se rencontrent le profane et le sacré, se produit une collision temporelle, un écrasement du temps. « Cet immeuble est propice à la concaténation, à la quête de ce qui se cache sous les strates. »
Elle cite Max Ernst, dont l’esprit semble planer alentour : « Si ce sont les plumes qui font le plumage, ce n’est pas la colle qui fait le collage. » Sentence qui vaut aussi, ô combien, pour le maître d’art Nelly Saunier, artiste plumassière distinguée par le prix Bettencourt pour l’intelligence de la main, qui transforme la plume en parures et en sculptures. Elle met aujourd’hui son talent au service du design, de la mode et de la haute joaillerie, et expose ses sculptures en plumes dans les plus grands musées du monde.
L’atelier est pour beaucoup espace intime et source d’inspiration : « Quand je rentre dans mon appartement, j’ai l’impression qu’il m’embrasse », disait joliment Simone Vulliamy. Le photographe Francis Taïeb se souvient de l’appartement du 11e étage qu’il partageait avec Heidi Morawetz, espace noir et blanc où les portes coulissantes avaient été peintes à la feuille d’or, où Nino Ferrer joua de la guitare – lieu où « se ressourcer, en lien avec le ciel ».
Les murs résonnent encore de la vie et des échanges qu’ils abritèrent. Catherine Rabinovitch, qui depuis 1978 peint ici ses toiles colorées, avait pour voisine du dessous Emmanuelle Khanh : « Elle organisait des soirées du signe de la Vierge. Elle avait repris l’appartement de la chanteuse Sapho. » Chez les Pignon-Parmelin, on recevait des gens de lettres et de théâtre (Alain Cuny, René Clair, Jean Vilar, Jean-Pierre Vernant, Christian Bourgois…), on parlait politique jusque tard dans la nuit. « Il y avait un passage incessant, rapporte leur fils Nicolas, devenu lui aussi comédien. Hélène Parmelin écrivait dans la petite pièce, au-dessus du peintre. Ils allaient dormir dans un studio en fond de cour. Le jour des 50 ans de mon père, Picasso ne put venir à la fête car Olga était décédée la veille et les journalistes l’assaillaient. Il s’excusa en disant “Je t’envoie ta femme” – et Pignon reçut le célèbre “Portrait de Madame Hélène Parmelin” .» Des œuvres, du labeur, des fantômes : ainsi se dessine un esprit des lieux.
De la guerre à « Nikita »
histoire. L’immeuble connut la violence de l’Histoire. En 1940, trois ans avant sa mort, Soutine se réfugie ici, chez le peintre Marcel Laloë et sa femme. Le couple est ami de Marie-Berthe Aurenche, ancienne épouse de Max Ernst, qui vit à présent avec Soutine. Madeleine Castaing a présenté la jeune femme au peintre qui est très malade, elle prend soin de lui. Soutine, dit-on, même dans la tourmente, investit les caves et continue d’y peindre ses toiles. Les Laloë cachent le couple, puis en juin 1941 l’aident à se réfugier près de Chinon (Indre-et-Loire), muni de faux papiers. En 1943, Soutine est rapatrié – toujours grâce à Marcel Laloë – en ambulance à Paris, mais malgré une opération il décède le 9 août d’un ulcère perforé. Cocteau et Picasso sont parmi les rares présents à suivre son cercueil.Sur la façade, une plaque rend hommage à deux anciens résidents, Jean Moulin, alors en poste au ministère de l’Air, lui-même peintre et dessinateur, qui fréquentait le bâtiment sur cour, et Lucien Legros, frère cadet du peintre Jean Legros et l’un des cinq martyrs du lycée Buffon.Plus près de nous, le lieu a intéressé les cinéastes. C’est dans l’un des ateliers du 8e étage que Luc Besson tourna Nikita (1990) – occasion de beaux plans sur les paliers, l’ascenseur et la ferronnerie. Et du retour de la violence, sous le masque de l’imaginaire, en la personne du « nettoyeur » (Jean Reno) qui s’avance, sinistre et drôle, dans le vaste hall art déco. Plus léger, le film Les Trois Frères (1995) de Bernard Campan et Didier Bourdon fut tourné dans un grand appartement au rez-de-chaussée sur cour.
Hélène Bonafous-Murat
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Le 26 rue des Plantes, une résidence d’artistes intemporelle
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°511 du 16 novembre 2018, avec le titre suivant : Le 26 rue des Plantes, une résidence d’artistes intemporelle