Finement pensée, la rétrospective dévolue à Bertrand Lavier au Centre Pompidou consacre un artiste frondeur ayant fait de l’hybridation un marqueur des identités.
Or not to be ! Shakespearienne à souhait, la déclamation du « ne pas être », titre d’une œuvre de 1979 auquel manque la proposition complémentaire de l’« être » qui, ordinairement, lui est associée, illustre à merveille les profonds liens entretenus par Bertrand Lavier avec la problématique des identités. La pièce elle-même n’est pas en reste, qui offre au regard deux parallélépipèdes de couleurs différentes – un vert et un noir –, mais aux proportions rigoureusement identiques et à la surface recouverte de ce qui semble être la même couche picturale irrégulière. Outre la couleur, la différence majeure tient à leur matériau : l’un est un bloc de peinture acrylique, l’autre est sa stricte copie… en bronze !
1 000 mètres carrés et une cinquantaine d’œuvres pour un artiste de cette trempe, c’est (trop) peu, mais l’une des réussites de la rétrospective, conçue par Michel Gauthier, que consacre le Centre Pompidou à l’artiste bourguignon est de rendre limpides les trames qui sous-tendent son travail. Il est en cela servi par une scénographie maline où l’ouverture de points de vue filant entre des sections distinctes fait office de piqûres de rappel qui soulignent la redoutable cohérence du tout, à laquelle rend justice le titre un brin ironique de la manifestation. « Bertrand Lavier, depuis 1969 » sonne en effet comme une adresse digne de confiance, perpétuant une certaine tradition. D’autant que l’absence de chronologie dans le parcours permet de souligner les cohérences en mêlant les « chantiers », soit les différentes séries de travaux ainsi dénommées par l’artiste.
L’intelligence du travail de Lavier, dont la carrière a débuté en plein âge d’or de l’art conceptuel, a toujours été de savoir parfaitement ébranler les catégories artistiques en prenant appui sur le langage – nommer les choses est l’une de ses grandes affaires – sans ne jamais négliger la puissance de l’image ; avec pour conséquence de frapper l’œil et l’esprit grâce à des formules visuelles parfois choc permettant un déplacement du regard pour un meilleure, ou une autre appréhension du réel, tout en pointant ressemblances et différences. Dans le parcours, deux travaux mis côte à côte ont valeur de manifeste. Mandarine par Tollens et V33 (1974-2012) d’abord, soit une peinture murale qui compare en les juxtaposant deux teintes identiques par leurs noms mais nullement par leur coloris. Polished (1976) ensuite, qui a dû donner bien des idées à de nombreux artistes, soit une définition encadrée servant de mode d’emploi à la confection d’une petite sculpture faite de bois et d’éléments divers qui lui est associée. Traduites en onze autres langues, les instructions pourtant suivies à la lettre engendrent autant de variations de la sculpture.
Apparences trompeuses
Ne pas être donc (on y revient), car chez Lavier les apparences souvent sont trompeuses. Située près de la sortie, Or not to be achève d’affirmer une préoccupation constante relative à la représentation et à ce qu’elle induit en termes de qualification et d’identification, récurrente dans l’ensemble du travail. Les exemples abondent. Le fameux piano entièrement recouvert de cette peinture épaisse si caractéristique impose par sa physicalité une nouvelle forme de figuration picturale (Steinway & Sons, 1987). La projection grandeur nature d’un tableau de Mark Rothko bouleverse l’expérience de la peinture en introduisant un caractère temporel, tandis que le film tente de se glisser dans le médium pictural (Four Darks in Red, 2004). Lorsqu’un radiateur de la marque Calder est coiffé d’un mobile du Calder artiste, les mots se séparent des choses et les identités sont brouillées (Sans titre, 2012), tout comme dans un savoureux tableau qui reprend une annonce de journal visant à mettre en vente un Picasso…, le modèle de la voiture s’entend ! D’emblée et de toutes parts s’impose l’obsession de la greffe, et par-delà, une conscience aiguë de la nécessité du métissage comme facteur de lecture et de compréhension du monde : « Je suis porté par l’hybridation naturelle du monde, j’essaye de ne pas me laisser emporter et d’en faire quelque chose », relève à ce propos l’artiste.
Magistrale est alors la confrontation sur une estrade de ces objets ordinaires (casque de moto, serrure, parpaing, skateboard…), soclés à la manière d’œuvres ethnographiques et de statuettes africaines moulées dans ce luxueux matériau qu’est le bronze nickelé. Si objets du quotidien et pièces d’art primitif voient leurs finalités inversées, les objets africains, transposés dans un contexte qui n’est pas le leur, s’occidentalisent et entrent dans une forme de fiction. En jouant avec les ressorts visuels et identitaires des objets convoqués, Lavier introduit habilement un hiatus entre réel et fiction, que l’on retrouve dans une salle consacrée à la série « Walt Disney Productions » (depuis 1984), et en particulier dans ces tableaux abstraits fictifs. Ceux-ci, copiés à partir d’une BD extraite d’un numéro du Journal de Mickey de 1977, redeviennent là très concrets. De même que la photographie d’une vitrine passée au blanc d’Espagne « à la manière de » puis imprimée sur toile (Avenue Montaigne no 1, 2000) introduit une confusion quant à la qualité picturale, surtout lorsque lui sont immédiatement confrontées d’autres peintures, « vraies » celles-là.
« J’ai des jouets à ma disposition aussi bien dans le monde de l’art qu’ailleurs », confie l’artiste entre fausse désinvolture et gourmandise non dissimulée ; une gourmandise salutaire pour éveiller le regard porté sur le monde.
Jusqu’au 7 janvier 2013, Centre Pompidou, place Georges-Pompidou, 75004 Paris, tél. 01 44 78 12 33, www.centrepompidou.fr, tlj sauf mardi 11h-21h, jeudi 11h-23h. Cat. éd. Centre Pompidou, 168 p., 135 ill., 34,90 €.
- Commissaire : Michel Gauthier, conservateur au Musée national d’art moderne
- Nombre d’œuvres : environ 50
Voir la fiche de l'exposition : Bertrand Lavier
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Lavier en verve
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°377 du 19 octobre 2012, avec le titre suivant : Lavier en verve