Italie - Justice

ENTRETIEN

Federico Cafiero De Raho : « Les œuvres d’art peuvent servir à recycler de l’argent sale »

Procureur national antimafia et antiterrorisme depuis novembre 2017

ITALIE

EXCLUSIF. Un entretien avec le procureur national antimafia et antiterrorisme italien, Federico Cafiero De Raho.

Les organisations criminelles sont connues pour leur trafic d’armes ou de drogues. Ont-elles jeté désormais leur dévolu sur les œuvres d’art ?

Les mafieux ont perfectionné ces dernières années leurs méthodes pour investir sur le marché de l’art. Les œuvres d’art peuvent à la fois représenter un moyen de recycler de l’argent sale, mais aussi être un instrument pour transférer des ressources d’un groupe mafieux à un autre. L’objet devient ainsi dans les faits une monnaie virtuelle, une crypto-monnaie. Déplacer une toile ou un objet est plus discret qu’une montagne d’argent. L’art constitue aussi un investissement qui rapporte et prend de la valeur avec le temps. C’est un excellent bien-refuge qu’il est plus facile de cacher qu’un immeuble. La compétence et l’expérience de la magistrature italienne en matière de lutte contre les différentes mafias placent notre pays en pointe pour mettre à jour les liens troubles entre le marché de l’art et les organisations criminelles.

Le marché de l’art a connu au niveau mondial une croissance très forte ces dernières années. Quel rôle y ont joué les investissements mafieux ?

C’est difficile à évaluer car, pendant longtemps, ce phénomène global a été sous-évalué. Nous nous sommes aperçus en Italie de la prodigieuse expansion du marché de l’art en partie en raison de décennies d’investissements de la part de « boss mafieux ». Gioacchino Campolo, surnommé le « roi du vidéopoker », membre de la mafia calabraise a récemment été arrêté. Parmi 300 millions d’euros de biens qui lui ont été saisis, un tiers était constitué de toiles de Dalí, Morandi, Picasso ou encore De Chirico. Il en est de même pour Massimo Carminati, principal accusé de l’enquête « Mafia Capitale », qui possédait près d’une centaine de toiles parmi lesquelles des Guttuso, des Pollock et des Warhol. Gianfranco Becchina, lié à Cosa Nostra, était propriétaire d’une galerie d’art en Suisse et a vendu des objets au J. Paul Getty Museum. Sans parler des deux toiles de Vincent van Gogh dérobées en 2002 que l’on a retrouvées au domicile d’un parrain de la Camorra. Avoir des œuvres d’art chez soi est un gage de réussite et intimide celui qui vous rend visite. Sans oublier l’outil de corruption qu’elles peuvent constituer.

Cela ne concerne évidemment pas que le marché de l’art italien…

Non, le marché de l’art est global et le trafic d’œuvres d’art est devenu le troisième plus important au monde après celui de la drogue et des armes, générant selon certaines estimations un chiffre d’affaires d’environ 10 milliards d’euros. Depuis le début des années 1970, des centaines de milliers d’objets ont été exhumés du sol italien et vendus illégalement. Le phénomène a pris une nouvelle ampleur au cours de la dernière décennie lorsque les terroristes de Daech ont vendu les œuvres d’art des territoires qui étaient passés sous leur contrôle.

Quel rôle jouent les paradis fiscaux dans ces trafics illégaux ?

Les ports francs sont fondamentaux. L’objet y est déposé jusqu’à son passage de propriété à l’acquéreur final. Entre-temps, il est passé de mains en mains sans avoir été une seule fois déplacé. Les différents acquéreurs ne font que s’échanger des documents satisfaisant ainsi, avec le minimum de risque, l’évasion fiscale et le recyclage d’argent sale. Personne ne sait avec précision combien d’œuvres sont conservées dans ces ports francs. Est-ce vraiment possible que des collectionneurs préfèrent se contenter de posséder des objets d’art sans jamais les exposer ou les admirer ? Le législateur doit concentrer son attention sur ces questions.

La législation fait-elle défaut actuellement pour faciliter vos enquêtes ?

Nous ne disposons pas des outils adéquats pour enquêter efficacement sur les ports francs. La Commission européenne a néanmoins récemment mis en place des règles strictes à travers la quatrième et surtout la cinquième directive anti-blanchiment. Le rôle de surveillance de l’Autorité bancaire européenne a été renforcé. C’est un pas important vers plus de transparence. Les vendeurs, les antiquaires, les salles de ventes, les galeristes et tous ceux qui gravitent autour du monde de l’art peuvent être impliqués dans des cas de blanchiment d’argent. Jusqu’à l’année dernière, ils étaient exempts de toute forme de contrôle. Dorénavant, ils sont tenus de conformer leurs activités à des vérifications plus rigoureuses concernant leur clientèle. Ils doivent adopter les mêmes mesures qui sont réclamées aux banquiers, agents comptables, notaires ou avocats. Chaque transaction supérieure à 10 000 euros doit être indiquée aux autorités, y compris si l’acheteur est un acquéreur occasionnel.

Que se passe-t-il alors ?

Le dossier est transmis à l’unité d’information financière de la Banque d’Italie en charge des transactions suspectes. Si le doute se vérifie, le dossier nous est envoyé de manière cryptée pour maintenir la plus grande confidentialité. S’il s’avère qu’une des personnes impliquées a des liens avec la mafia ou le terrorisme, alors nous l’insérons dans notre banque de données. C’est une sorte de grande centrifugeuse qui nous signale immédiatement si elle a déjà eu affaire à nos services. Nous disposons de plusieurs millions d’informations et de signalements. Cette banque de données est active depuis 1992 et contient toutes les procédures lancées contre la mafia ces trois dernières décennies. Après avoir croisé les informations, nous transmettons le dossier à la Direzione Investigativa Antimafia et à la police financière.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°542 du 27 mars 2020, avec le titre suivant : Federico Cafiero De Raho, procureur national antimafia et antiterrorisme depuis novembre 2017 : « Les œuvres d’art peuvent représenter un moyen de recycler de l’argent sale »

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