Donnant-donnant

Par Daphné Bétard · Le Journal des Arts

Le 30 janvier 2013 - 1181 mots

Pour enrichir leurs collections, les musées ne sauraient se passer du mécénat des entreprises… qui elles-mêmes réclament des contreparties.

Rendue publique en mai dernier, mais réalisée à la toute fin de l’année 2011, l’acquisition par l’État pour le Musée du Louvre du Christ de pitié soutenu par saint Jean l’évangéliste en présence de la Vierge et de deux anges, attribué à Jean Malouel, est sans nul doute l’opération majeure de mécénat réalisée dans le domaine des acquisitions pour les musées. Peint entre 1405 et 1410, d’une valeur de 7,8 millions d’euros, l’œuvre classée « trésor national » est entrée au Louvre grâce au mécénat du groupe AXA.

Partenaire privilégié de l’établissement public parisien, l’entreprise avait déjà permis au musée de devenir propriétaire de deux dessins de Fiorentino en 2003, de La Vestale de Houdon en 2005, et du Portrait du duc d’Orléans d’Ingres, début 2006. Décoré par le ministère de la Culture pour l’ensemble de son action, le groupe d’assurance s’est dernièrement engagé à hauteur de 500 000 euros pour l’acquisition d’un autre « trésor national », deux statuettes en ivoire, la Synagogue et saint Jean, appartenant au groupe de la « Descente de Croix » conservé par le musée, chef-d’œuvre de l’art médiéval. La Société des amis du Louvre s’étant engagée à apporter la moitié des 2,6 millions nécessaires, l’institution parisienne vient de lancer une campagne de souscription publique pour réunir les 800 000 euros restant.

Seuls quelques rares établissements, comme Versailles, peuvent rivaliser avec le pouvoir d’attraction du Louvre qui parvient toujours à tirer son épingle du jeu. Après une certaine euphorie liée à la loi 2003, le mécénat culturel d’entreprise avait connu une baisse en 2010 comme l’avait révélé l’Admical, l’association de défense du mécénat, un phénomène qui avait particulièrement touché les musées en région.

Face aux grands musées parisiens
Si, comme le rappelait la Cour des comptes dans son rapport sur les grands musées nationaux publié au printemps 2011, le mécénat culturel profite surtout aux grands établissements parisiens, certains musées ont su trouver des solutions pour convaincre des entreprises de les aider à enrichir leurs collections. En inscrivant leur politique d’acquisition au cœur du territoire, ces établissements sont parvenus à tisser des liens privilégiés, sur le long terme, avec les entreprises locales (lire le JdA n° 370, 25 mai 2012). Ainsi, le club des mécènes du Musée de Grenoble, créé en 2010 autour de trois entreprises de la région et deux banques, a largement porté ses fruits. Les entreprises qui le constituent – en devenant membre partenaire avec une adhésion de 20 000 euros par an ou membre fondateur avec 50 000 euros annuels – ont gonflé un budget annuel qui plafonnait à 390 000 euros.
Début 2012, le Club a ainsi financé 80 % de l’acquisition d’un papier collé de Picasso, Verre (1914), œuvre d’intérêt patrimonial majeur, d’une valeur de 750 000 euros. Le Musée national de la Renaissance-château d’Écouen s’est lui aussi illustré dernièrement avec l’acquisition du Portrait d’Ulysse, de  l’émailleur de Limoges Léonard Limosin (vers 1564), rendue possible grâce au mécénat de la société Vygon qui a fourni 80 % de la somme demandée, soit 200 000 euros sur un montant total de 245 000 euros. Installée à Écouen depuis sa création en 1960, l’entreprise spécialisée dans les dispositifs médicaux est un fidèle partenaire du musée depuis 1992.

Champion en la matière depuis l’heureuse opération en 2008 lui ayant permis de s’enrichir d’un Poussin, le Musée des beaux-arts de Lyon a créé son club de mécènes en 2009. Le club du Musée Saint-Pierre réunit diverses entreprises du tissu régional qui s’engagent sur trois ans, à hauteur de 50 000 euros chaque année. Après trois œuvres de Soulages en 2011, pour lesquelles le Cercle Poussin (cercle de mécénat des particuliers) avait aussi été mis à contribution, le Club a participé l’année dernière à l’achat de L’Arétin et l’envoyé de Charles Quint (1848), d’une valeur de 750 000 euros, pour lequel le musée a, par ailleurs, lancé un appel à souscription afin de réunir les 80 000 euros manquants (lire l’article page 21). À peine l’opération bouclée, le musée lyonnais vient de se lancer dans une nouvelle campagne d’appel à mécénat pour acquérir deux Fragonard classés trésors nationaux, Le Rocher et L’Abreuvoir (vers 1763-1765), d’une valeur de 1,5 million d’euros.

Les nécessaires encouragements fiscaux
Mais ces opérations demeurent singulières dans un paysage où les musées ont du mal à nouer des liens pérennes avec les mécènes. Certains dénoncent des blocages d’ordre parfois purement psychologique. « Actuellement, beaucoup de collectivités locales revendiquent la rigueur économique et refusent, même si l’argent est fourni par un mécène, la région et l’État, d’inscrire une acquisition au budget de peur de s’attirer les foudres du contribuable », déplore ainsi un conservateur. Et il n’existe pas d’entreprise prête à s’impliquer dans une opération d’acquisition en dehors du dispositif de classement d’une œuvre au titre de « trésor national » ou d’intérêt patrimonial majeur qui entraîne une exonération fiscale de 90 % du montant donné.

En quelques années, ce dispositif particulièrement avantageux est devenu quasi indispensable à l’enrichissement des collections publiques – d’après les chiffres de notre Palmarès des musées, les opérations de mécénat représentent 17% du montant total des acquisitions des musées en 2011. Pour permettre l’acquisition du mobilier d’une salle à manger signée Émile Gallé par le Musée des beaux-arts de Reims – œuvre estimée selon La Tribune de l’art entre 1 et 1,5 million d’euros –, l’ensemble a été classé « œuvres d’intérêt patrimonial majeur » en décembre dernier. D’après le ministère de la Culture la dépense fiscale en faveur des acquisitions de trésors nationaux entre 2002 et avril 2012 s’élève à 155 millions d’euros, pour un montant d’acquisition dépassant 171 millions d’euros. En plus de cette incitation fiscale sans équivalent en Europe, les entreprises bénéficient de contreparties, comme la mise à disposition d’espaces au sein du musée, des visites privées, la mention de l’entreprise au sein de l’établissement…

Vers l’élaboration d’une charte ?
Ce système de compensation rend parfois ténue la frontière entre mécénat et parrainage. Dans son rapport remis en février 2012 sur « les nouvelles formes du mécénat culturel » par la Commission des affaires culturelles de l’Assemblée nationale, il est précisé que la différence tient à un détail près : le premier est apporté « sans contrepartie directe », le second, avec. Dix ans après la loi de 2003, l’heure est sans doute venue d’en redéfinir, précisément, le cadre et, à l’instar de ce que préconisait la Cour des comptes, d’élaborer une charte d’éthique commune à l’ensemble des musées. Dès 2003, le Musée du Louvre avait adopté sa Charte éthique du mécénat du parrainage et des relations avec les entreprises, personnes ou fondations. L’Admical avait fait de même en 2011, mais il s’agissait plus de l’énumération de grands principes généralistes sans réelle portée juridique. Il revient à La Rue de Valois d’apporter des réponses concrètes à ces enjeux. Il faudra également rééquilibrer le mécénat en faveur des petits et moyens musées afin de réguler un système, où les grands établissements publics parisiens tiennent le haut du pavé.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°384 du 1 février 2013, avec le titre suivant : Donnant-donnant

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