Il faut souffrir pour être initié, tel est l’adage admis dans maintes sociétés traditionnelles. L’Afrique n’a pas dérogé à la règle, comme l’illustrent deux expositions complémentaires
à Paris : l’une au Musée Dapper, l’autre au Musée du Quai Branly.
Tous les hommes du village étaient là, assis sur des termitières, se curant les dents avec une racine aromatique, le visage boursouflé par l’insomnie. Chacun voulait être témoin de la douleur physique qu’on infligerait volontairement aux jeunes garçons et qu’ils devaient endurer avec courage. » Sous la plume du grand écrivain malien Massa M. Diabaté, l’initiation, en terre africaine, s’apparente à une « épreuve » dans tous les sens du terme. Accompagner l’accession d’un jeune adolescent (fille ou garçon) au rang d’adulte, l’intégrer au sein d’une nouvelle classe d’âge, mais aussi provoquer en lui un sentiment d’appartenance au groupe, telles sont les raisons essentielles qui contraignent le futur initié à supporter un certain nombre de rituels, souvent douloureux, d’apprentissages savamment codifiés. Car si le terme « initiation » a perdu sous nos latitudes toute forme de sacralité, il demeure dans de nombreuses sociétés africaines un redoutable instrument de cohésion sociale et religieuse. Refuser d’être initié revient en quelque sorte à s’exclure de la tribu. L’échappatoire est donc bien mince lorsque l’on sait le peu de liberté individuelle arrogée à chacun au sein de sa communauté…
Des objets rituels d’une beauté convulsive
C’est souvent par les objets (masques, mais aussi parures et statuettes) que les ethnologues occidentaux ont tenté de percer les arcanes de ces cérémonies secrètes, pratiquées à l’écart des villages, dans la brousse ou l’obscurité moite des forêts. Car non contents d’avoir forgé des degrés de savoir et des systèmes hiérarchiques extrêmement complexes, les rites initiatiques ont engendré des œuvres d’art d’une « beauté convulsive » dont les ingrédients organiques et l’aspect « surnaturel » fascinent autant qu’ils effraient. Et c’est précisément tout l’intérêt de la remarquable exposition du Musée Dapper que de souligner la double mission – performative et esthétique – de ces pièces collectées, pour la plupart, dans la première moitié du XXe siècle chez les peuples du bassin du fleuve Congo.
Peu de cultures ont, en effet, manifesté autant d’audace et d’inventivité pour incarner dans leurs objets rituels leurs aspirations métaphysiques et sociales. Accompagnant cette « mise à mort symbolique » que revêt toute forme d’initiation, masques, parures, statuettes et insignes de dignité traduisent ainsi, par leur aspect souvent effrayant et brutal, ce moment de rupture suivi d’une « renaissance ». Car il faut replacer ces objets hérissés de poils de singe, auréolés de fibres végétales ou criblés de clous dans leur fonction originelle : accompagner le futur initié sur le long chemin qui le mène à la métamorphose physique (circoncision pour les jeunes hommes, excision pour les jeunes filles), mais aussi à la connaissance de valeurs morales édictées par le groupe (aptitude à l’endurance,
préparation au rôle de mère et d’épouse). On est ici bien loin de l’ambiance ouatée d’un cabinet de curiosités ! Dans cet aréopage de formes et de matériaux (bois, raphia, ivoire, corne, métal, boutons, peaux, poils, pigments) se détachent avec force les masques, tantôt bénéfiques, tantôt malfaisants. Plusieurs mythes africains racontent ainsi le châtiment infligé aux imprudents qui auraient tenté de toucher ces objets éminemment sacrés sans avoir accompli préalablement le long cheminement rituel : ils endurent à jamais les stigmates de leur malédiction (cicatrices, démence, maladie, stérilité…).
Chez les peuples Yaka ou Suku, l’ouverture officielle de la mukanda (rituel de la circoncision) était marquée par la sortie des grands masques kakungu et mbawa : leurs trognes aux joues hypertrophiées étaient censées terroriser l’assistance dont, tout particulièrement, les femmes enceintes. Seule une amende versée par la future mère au porteur de masque empêchait le nourrisson de naître aveugle ou les traits déformés par d’horribles pustules ! Une photographie prise par l’ethnologue allemand Hans Himmelheber dans la première moitié du XXe siècle montre la case rituelle dans laquelle ces terrifiants artefacts étaient entreposés. On imagine sans mal la frayeur des novices qui, le lendemain même de la sortie des masques, se rendaient dans la brousse, accompagnés de leurs instructeurs, pour y subir cette mutilation rituelle qu’est la circoncision…
Au-delà de leur caractère martial ou effrayant, il ne faudrait pas sous-estimer l’autre dimension essentielle de ces pièces : leur force fécondante, pour ne pas dire érotique ! L’exposition du Musée Dapper présente ainsi un ensemble de masques Yaka dont les nez fortement retroussés conjuguent plastiquement symbole phallique et allusion à la trompe vigoureuse de l’éléphant. D’un abord plus « aimable » apparaissent les masques en bois des Pende. Pourtant, là encore, il faut imaginer ces faces incarnées s’animer et danser pour devenir des mahamba, c’est-à-dire des objets « médiateurs » permettant aux vivants d’entrer en communication avec les défunts. Portés autour du cou par les jeunes circoncis, les petits masques en ivoire signalaient, quant à eux, le nouveau statut, en même temps qu’ils garantissaient force, santé et vigueur virile…
La confrérie secrète des Lega
Il est cependant des pièces dont l’audace plastique ne saurait occulter la dimension « maléfique ». Car qui dit « initiation » dit aussi pouvoirs surnaturels et forces occultes. Il suffit de contempler ces statues nkishi des Songye ou des Luluwa croulant sous leurs patines sacrificielles pour mesurer la part d’ombre et de secrets distillés par ces cultes. N’étaient-ils pas censés raffermir la force vitale et l’autorité des chefs ? Avec leur conglomérat de matériaux, ces sculptures sont désormais collectionnées avec ferveur par les amateurs d’art contemporain, tout comme ces masques et ces statuettes Lega, dont l’épure est également si proche de notre sensibilité artistique. Mais aussi raffinées soient-elles, les pièces produites par ces sculpteurs de génie s’inscrivaient, elles aussi, dans un contexte précis : l’association initiatique et profondément hiérarchisée du bwami, dont le Musée du quai Branly dévoile toute la sophistication.
Blottis dans une région montagneuse restée longtemps à l’écart de tout contact, les Lega d’Afrique centrale ont en effet développé une confrérie secrète d’une telle complexité que les rares informations qui nous sont parvenues demeurent lacunaires, pour ne pas dire partiales. S’il a décrit dès les années cinquante les principales phases d’initiation propres au bwami, le grand ethnologue belge Daniel P. Biebuyck est ainsi curieusement resté muet sur certains de ses aspects trop « dérangeants ». Souhaitait-il protéger ses amis Lega des exactions de l’administration coloniale dont le rêve était, précisément, d’éradiquer cet inquiétant contre-pouvoir ? L’ethnologue tomba-t-il amoureux de ce système de pensée célébrant les noces du Beau et du Bon ? On peut aisément le comprendre. Car comment ne pas succomber à la grâce de ces masques miniatures taillés dans un ivoire que la patine a rendu rougeoyant ? Et comment ne pas s’extasier (comme l’Américain Jay T. Last dont le Musée du quai Branly expose l’extraordinaire ensemble) devant ces statuettes aux bras jetés vers le ciel qui, en dépit de leurs modestes proportions, véhiculent un concentré d’énergie tout à fait stupéfiant ? Quant aux parures constellées de cauris et de perles, de dents de léopard ou de bec de calao, leur agencement « baroque » provoque tout à la fois ravissement et malaise…
De l’ombre d’un panier à la vitrine du musée : un paradoxe
On ne peut cependant saisir la force intrinsèque de ces objets sans comprendre les liens intimes et symboliques qui se tissaient entre eux et la confrérie des initiés. Volontairement nimbé de mystère, le bwami comportait ainsi plusieurs échelons, divers grades et, contrairement à un grand nombre de sociétés secrètes, n’interdisait pas aux femmes d’y participer. À ce propos, Daniel P. Biebuyck aimait souligner la force du lien entre les époux au sein de la confrérie. L’ethnologue belge ira jusqu’à employer le terme de « fusion des sexes » ! Aussi sophistiqué et policé de prime abord, le bwami n’en exigeait pas moins de ses membres une discipline de fer. Pour les hommes comme pour les femmes, les épreuves initiatiques s’étalaient sur plusieurs jours et comportaient sept ou huit « mises en scène ». C’est précisément dans le cadre de ces « performances » que les œuvres d’art étaient exhibées et manipulées, sur fond de danses, de chants et de saynètes savamment orchestrés. Une fois l’initiation achevée, figurines, masques et insignes regagnaient l’ombre protectrice d’un panier ou d’une besace. C’est donc tout le paradoxe de les contempler désormais en pleine lumière, tels des bibelots hissés au rang d’œuvres d’art ! Face à la diversité déconcertante des sculptures Lega, à la beauté de leur patine et à l’inventivité de leurs solutions plastiques, bien des questions demeurent en suspens. « Comment le sculpteur était-il formé ? Quel était le rôle de l’artiste ? » s’interroge ainsi, avec beaucoup de pertinence, le collectionneur américain Jay T. Last.
Un concept philosophique et esthétique semble sous-tendre l’ensemble de la création Lega : la busoga. Soit une alliance profonde et sincère entre les notions de bonté et de beauté. Tous les ethnologues qui ont approché le bwami insistent, en effet, sur cette dimension morale : la confrérie revêt, à bien des égards, les aspects d’une école de la sagesse et du savoir. Force est d’admettre qu’une grande part de la signification de ces objets demeurera à jamais secrète. Transmises de génération en génération, caressées de main en main, ces pièces n’en acquièrent que plus de mystère et de poésie, tel « ce masque qui n’a pas besoin d’yeux, car il voit avec son cœur ». Comme un vertige de perfection…
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Des secrets d’initiés bien gardés
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Abonnez-vous dès 1 €« Initiés, bassin du Congo »,
jusqu’au 6 juillet. Musée Dapper. Ouvert tous les jours, sauf le mardi et le jeudi, de 11 h à 19 h. Tarifs : 6 et 4 €.
Commissaires : Christiane Falgayrettes-Leveau et Anne-Marie Bouttiaux. www.dapper.fr
« Secrets d’ivoire. L’art des Lega d’Afrique centrale »,
jusqu’au 26 janvier. Musée du quai Branly. Ouvert le mardi, mercredi et dimanche de 11 h à 19 h et le jeudi, vendredi et samedi de 11 h à 21 h. Tarifs : 8,5 et 6 €.
Commissaire : Elisabeth L. Cameron, professeur à l’Université de Californie à Santa Cruz. www.quaibranly.fr
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°664 du 1 janvier 2014, avec le titre suivant : Des secrets d’initiés bien gardés