Travaillant à l’évaluation de l’impact de l’art sur le cerveau, le neuropsychologue Hervé Platel fait le point sur les avancées scientifiques et leurs applications, en particulier dans le champ de la médiation culturelle.

Hervé Platel est neuropsychologue à l’université de Caen-Normandie. Il étudie l’impact des supports artistiques sur la mémoire et la manière dont l’art peut être utilisé comme levier thérapeutique chez les patients atteints de maladies neurologiques. Depuis les années 1990, il mène des recherches sur les effets de la musique sur le cerveau. Ses travaux portent aussi sur ceux de l’art pictural.
Face à une œuvre, nous avons une expérience de jugement esthétique. La question est toute simple : est-ce que ce que l’on voit nous plaît ou non ? Pour y répondre, le cerveau engage des processus extrêmement complexes. L’information perceptive est d’abord décodée dans les régions visuelles, à l’arrière de notre tête, puis elle arrive dans les régions frontales à l’avant, où elle est confrontée à tout ce qui a été engrangé dans notre mémoire. Un peu comme si on la comparait à notre base de données personnelle. On peut alors savoir si cette information, que l’on regarde à l’instant T, résonne avec une expérience antérieure. En fin de compte, il n’y a pas de région du plaisir esthétique à proprement parler. Le cerveau associe le travail de différents circuits, celui de la perception, des émotions, de la mémoire, pour déterminer si une œuvre nous plaît ou non.
Oui, notre circuit du plaisir s’active lorsque ce que nous regardons a un statut d’intérêt particulier au regard de notre histoire, cela ne sort pas de nulle part. C’est lorsqu’on considère que l’œuvre a une valeur pour nous-même, qu’elle renvoie à quelque chose de personnel, d’autobiographique, à notre parcours personnel… Et c’est bien sûr très lié au contexte. Par exemple, le plaisir que l’on ressent en regardant l’image d’un tableau dans un livre n’a rien à voir avec celui de le contempler au musée, où l’on peut voir les fragilités de l’œuvre, ses craquelures, ses coups de pinceau, comprendre le processus créatif du peintre… Tout cela va construire notre jugement esthétique et potentiellement amener à la libération de substances comme la dopamine, l’ocytocine, la noradrénaline, qui vont avoir des effets apaisants et peuvent aussi diminuer des sensations douloureuses.

Non, puisque nous pouvons aussi éprouver du plaisir à contempler une œuvre impressionnante, mystérieuse, violente voire un peu angoissante. C’est comme en musique, où beaucoup prennent du plaisir à écouter des musiques tristes. Ce qui est très intéressant, c’est la vertu qu’a l’art de nous faire vivre des expériences émotionnelles, parfois même très intenses, tout en sachant que nous sommes en sécurité. Quand on va dans un musée, on voit des choses qui nous font penser à l’amour, à la séparation, à la mort, à la souffrance… mais le tout dans un contexte « safe ».
Notre cerveau a, en effet, une appétence naturelle pour certaines associations. Des études en psychologie, qui remontent à la fin du XIXe siècle, montrent qu’il va préférer certaines informations visuelles car elles sont plus faciles à traiter. Le cerveau est un peu feignant. Quand c’est symétrique par exemple, c’est plus simple à analyser donc plus satisfaisant d’une certaine manière. C’est aussi le cas d’associations de couleurs, de proportions, de jeux de complétion entre des figures… Tous ces paramètres jouent de manière innée mais vont être modulés par notre culture, qui peut contrecarrer ces évidences. C’est pour cela que lorsqu’on regarde un tableau de Picasso, avec ses visages asymétriques, on peut le trouver beau, plaisant, intéressant.
Face à une œuvre avec des personnages, il y a un phénomène d’empathie. À partir du moment où quelque chose nous renvoie à nous-mêmes, en tant qu’espèce et par rapport à des contextes vécus, l’intimité avec l’image sera plus forte. Le cerveau active des mécanismes de reconnaissance de phénomènes sur lesquels on a un effet miroir. Un effet miroir par rapport au fait de reconnaître un être humain mais aussi, dans le cas d’une scène de genre par exemple, vis-à-vis des gestes que ce personnage réalise. Notre capacité d’empathie nous permet d’imaginer ce que peut ressentir le personnage en fonction de sa position, de ce qu’il fait, du contexte, etc.
Un impact très important. La médiation culturelle influence complètement la manière dont nous rentrons dans l’œuvre. Si on voit le portrait d’une femme avec son enfant, un portrait traditionnel, du XVIIIe siècle, on peut se dire « rien de remarquable ». Mais si on nous explique que le lendemain du portrait, l’enfant est décédé renversé par un carrosse, on regarde le tableau autrement ! On y voit un destin brisé, une mère bientôt en deuil… Quand on nous raconte un effet de contexte, on se projette dedans. C’est bien pour cela qu’aujourd’hui la médiation est une composante essentielle de la visite d’un musée.
C’est une question qui a été largement étudiée en musique. Avoir une pratique musicale et écouter de la musique, ce sont des mécanismes différents même si on écoute lorsqu’on pratique. Pour les arts visuels, c’est un peu la même chose. Les mécanismes liés à la créativité et ceux liés à l’expérience esthétique sont largement communs. Mais quand quelqu’un est en train de créer, il réfléchit à la composition, fait des tentatives, retient certaines hypothèses et en rejette d’autres. S’investir dans un art, c’est un engagement qui implique des fonctions cognitives un peu différentes.
Dans un contexte d’art-thérapie, on peut demander aux patients d’émettre un jugement esthétique ou de faire preuve de créativité. Ce travail va permettre d’obtenir une stimulation globale : perceptive, mémorielle, émotionnelle. Ce sont souvent des expériences autour d’ateliers de créativité. Mais la simple exposition à [la vision de] l’œuvre est déjà, en soi, une expérience intéressante. On a notamment mené des travaux avec des patients atteints de la maladie d’Alzheimer, qui ont donc des troubles majeurs de la mémoire et dont on considérait qu’ils ne pouvaient plus encoder [enregistrer dans la mémoire, ndlr] de nouvelles informations. Et on s’est rendu compte que même chez les patients à un stade sévère de maladie, il y avait encore des mécanismes intègres du fonctionnement de la mémoire. L’exposition répétée à une image artistique laissait une trace. Après cinq ou six visites au musée, ils pouvaient se souvenir, sur le long terme, d’un tableau qui leur avait été présenté de manière répétitive. Ils éprouvaient alors un sentiment de familiarité, même s’ils ne se rappelaient pas avoir été exposés à l’œuvre.
Depuis plus d’une vingtaine d’années, de nombreux travaux émergent sur le sujet. Un courant de la neuro-esthétique [étude des expériences esthétiques par le biais des neurosciences, ndlr] s’est développé. Mais en France, je pense qu’il y a une forme de retard concernant les liens que l’on peut établir entre pratiques culturelles et santé. Les deux domaines sont bien séparés. Alors que dans d’autres pays, des visites au musée peuvent être prescrites sur ordonnance.
Ces expériences vont continuer à évoluer et se développer pour que l’on puisse avoir des prescriptions précises pour chaque pathologie. C’est-à-dire mener tel type d’atelier pour obtenir tel bénéfice chez tel type de patient. C’est grâce à ces travaux scientifiques qu’on obtient davantage de pertinence et de spécificité. On n’est pas dans un discours globalisant, un peu naïf, qui avance juste que l’art est bénéfique. Ce qui importe, c’est dans quelles conditions il peut l’être. Et c’est en se nourrissant des résultats scientifiques que la médiation culturelle pourra faire des propositions nouvelles, plus pertinentes, adaptées à la spécificité des publics.
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Dans quelles conditions l’art peut-il être bénéfique à la santé ?
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°651 du 14 mars 2025, avec le titre suivant : Hervé Platel : « Dans quelles conditions l’art peut-il être bénéfique à la santé ? »