Histoire de l'art - Église

RÉTROVISION

Aliette de Rohan, « Madame Patrimoine » des années 1930

Par Isabelle Manca-Kunert · Le Journal des Arts

Le 9 août 2024 - 1034 mots

Bien avant les collectes nationales ou le Loto du patrimoine, la cofondatrice de La Sauvegarde de l’art français sonnait l’alarme dans la presse et faisait appel à la générosité des Français pour la protection des églises rurales.

Château de La Motte-Tilly En 1910, le château est racheté, puis ensuite restauré, par le comte Gérard de Rohan-Chabot duc de Pavèse (1870-1964) et son épouse Cécile Aubry-Vitet. Leur fille, la marquise Aliette de Maillé, continuera l'œuvre de restauration Daniel Jolivet 2018 CC BY 2.0
En 1910, le château est racheté, puis ensuite restauré, par le comte Gérard de Rohan-Chabot duc de Pavèse (1870-1964) et son épouse Cécile Aubry-Vitet. Leur fille, la marquise Aliette de Maillé, continuera l'œuvre de restauration.

Avril 2024. La liste des cent premiers monuments bénéficiaires de la collecte nationale en faveur du patrimoine religieux est dévoilée. Ces chapelles, églises, temples et synagogues répartis sur l’ensemble du territoire ont un point commun : ils sont situés dans des communes de moins de 10 000 âmes et sont en péril. Plus de la moitié d’entre eux sont d’ailleurs fermés et la majorité d’entre eux ne sont pas protégés au titre des monuments historiques. Leur sauvetage nécessiterait 15 millions d’euros ; une somme considérable, mais une goutte d’eau comparée à l’ensemble des sites en danger que l’on chiffre à 3 000 à travers l’Hexagone. On le sait, le patrimoine religieux souffre en raison de la montagne de sites à entretenir et de la raréfaction des fidèles. Si l’on se figure souvent que cet abandon est une problématique moderne, en réalité des anges gardiens du patrimoine tiraient déjà la sonnette d’alarme il y a presque un siècle.

Dans les années 1930, une femme a été le visage de ce combat : Aliette de Rohan. Lettrée et férue d’histoire, la marquise de Maillé a présidé La Sauvegarde de l’art français, association dont elle a été l’un des membres fondateurs en 1921. Dès le début de son engagement, elle a mené des campagnes en faveur des chapelles et églises en déshérence. Un combat de terrain doublé d’une action de papier puisqu’elle a publié de nombreuses monographies et des ouvrages de référence chez de prestigieux éditeurs, à l’image des Recherches sur les origines chrétiennes de Bordeaux (Picard). Elle a aussi œuvré à la création de deux instruments restés primordiaux : le corps des architectes des Bâtiments de France et l’Inventaire général.

Levée de fonds

Cette personnalité aujourd’hui peu célébrée a ainsi joué un rôle essentiel puisqu’elle a entre autres sauvé 56 églises et chapelles et six abbayes. Afin de pérenniser son action, elle a doté, à sa disparition en 1972, la Sauvegarde de l’art français de moyens financiers considérables. Ces fonds sont destinés exclusivement à la restauration d’édifices antérieurs au XIXe siècle, de préférence des églises non classées. Un demi-siècle plus tard, le legs Maillé finance encore chaque année les travaux d’une centaine de monuments. Les « petites églises de villages, pauvres et dignes où l’effort pour plaire touche par sa réserve même », comme elle les décrit dans une lettre de 1934, lui doivent ainsi beaucoup. Cette personnalité, aussi proactive que discrète, a également mené des campagnes sous le feu des projecteurs.

église d'Azerables, Creuse, France Aubussonais 2012 CC BY-SA 3.0
Église d'Azerables, Creuse, France.
© Aubussonais, 2012

Face aux nombreuses sollicitations que reçoit l’association, et la marquise directement, celle-ci décide de systématiser et médiatiser son action. Un sauvetage en particulier va constituer un déclic, celui de Saint-Georges d’Azérables. Cette petite église romane de la Creuse subit une succession de malheurs, qui reflètent les tourments de nombre de sites similaires. En 1929 la foudre s’abat sur son clocher et l’église est aidée une première fois par la Sauvegarde. Six ans plus tard, le sort s’acharne et elle est victime d’un ouragan qui endommage sa toiture. Le curé, guère aidé par la commune, demande l’aide d’Aliette de Rohan qui lui octroie des subsides tout en l’incitant à lancer une souscription. La mécène a en effet mis en place un système de levée de fonds efficace reposant sur des comités locaux, ainsi que sur la fourniture « d’un matériel de campagne ». À commencer par deux médias dans l’air du temps : le tract et le carnet de timbres. La paroisse reçoit ainsi un modèle de prospectus illustré d’une photographie de l’église et d’un texte lyrique en appelant au bon cœur de « tous ceux qu’émeut la grande pitié des églises de France ». Les timbres, plus encore que le tract, séduisent un public soucieux d’entretenir les vieilles pierres et qui collectionne avec gourmandise ces vignettes touristiques.

Dès 1932, la marquise dénonce dans Les Veillées des chaumières, une revue rurale, le mauvais état des « églises de France qui disparaissent ». L’article fustige l’incurie tout en encourageant les bienfaiteurs, quels que soient leurs moyens, à s’investir financièrement car les églises ont été « bâties par un effort collectif et anonyme et ne pourront être sauvées que si un effort semblable est consenti par tous ». Les retours sont très positifs et de nombreux lecteurs s’engagent à vendre des timbres afin de soutenir la cause. Parallèlement des annonces sont publiées dans divers journaux pour « émouvoir tous les Français » et les encourager à commander les fameux timbres. Ces derniers sont aussi vendus le dimanche devant les églises de la capitale par la marquise en personne.

Produits dérivés

Même si les autorités voient ce commerce aux abords des sites religieux d’un mauvais œil, le phénomène fait boule de neige et génère des ressources considérables qui alimentent un pot commun. Mais l’ancrage local demeure la formule la plus payante et les territoires les mieux organisés, car disposant d’un comité dédié à l’exemple de la Seine-et-Marne, se démarquent en éditant leurs propres carnets avec des visuels spécifiques. Des collectors avant la lettre puisque certains sont tirés à plusieurs dizaines de milliers d’exemplaires. Cet engouement n’échappe pas à des margoulins car on déplore des vols. Pas très catholique tout cela ! Toutefois, les larcins demeurent anecdotiques au regard de l’implication de l’armée de bénévoles actifs sur le terrain.

Forte de ce succès populaire, la Sauvegarde lance d’autres produits dérivés qui n’ont rien à envier aux goodies contemporains : des statuettes en chocolat. Les confiseries, des figurines représentant saint Nicolas, partent comme des petits pains. Plus de 17 000 pièces sont ainsi achetées rien que pendant l’été 1939. Elles sont souvent proposées lors d’événements populaires telles les kermesses. L’organisation de fêtes, tombolas et autres animations est d’ailleurs encouragée par l’association, qui voit dans ces manifestations des campagnes de sensibilisation et de levée de fonds efficaces. Pionnière, la Sauvegarde de l’art français tente même dès 1938 de mettre sur pied un jeu en faveur de la restauration. Un vœu pieux puisque ce projet ne se concrétisera que quatre-vingts ans plus tard, en 2018, sous la forme du Loto du patrimoine que l’on connaît aujourd’hui !

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°637 du 5 juillet 2024, avec le titre suivant : Aliette de Rohan, « Madame Patrimoine » des années 1930

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