Musée

Yannick Lintz : « Le visiteur doit être transporté dans un “ailleurs” »

Directrice du département des Arts de l’Islam du Musée du Louvre

Par Bérénice Geoffroy-Schneiter · Le Journal des Arts

Le 3 juin 2014 - 995 mots

PARIS

Yannick Lintz, qui vient de prendre la direction du département des Arts de l’Islam au Musée du Louvre, dévoile ses priorités.

Responsable des collections et spécialiste du monde oriental depuis près de vingt-cinq ans, Yannick Lintz vient de prendre la direction du département des Arts de l’Islam du Louvre. Elle nous dévoile ses priorités.

Créé par Sophie Makariou, le département des Arts de l’Islam du Louvre a ouvert ses portes en septembre 2012. Comment reçoit-on un tel héritage ?
Mon acte de candidature a été longuement mûri. J’ai la profonde conviction que ce ne doit pas être la même personne qui construit, puis fait vivre un département. C’est désormais un autre temps qui se met en place, et la tâche est particulièrement stimulante.

Quelles sont justement vos priorités ?
Depuis l’ouverture du département, plus de 2 millions et demi de personnes sont passées dans ces salles. C’est, de fait, un immense succès. Il convient désormais de fidéliser ces visiteurs, et d’en toucher d’autres. Pour ce faire, le département doit rayonner « à l’intérieur » et « à l’extérieur » de ses espaces.
À l’intérieur des salles, le visiteur doit être transporté dans un « ailleurs » peuplé d’histoires et de rêves. Il faut lui ménager des ouvertures qui lui permettront de pénétrer dans le Damas (Syrie) du XIIe siècle, le Mossoul (Irak) du XIIIe siècle, la Constantinople (Turquie) du XVIe siècle. Pour ma part, je crois beaucoup à la médiation humaine pour rentrer dans ces univers, exotiques pour beaucoup. Il faut donc concevoir, entre autres, des expositions-dossiers qui mettent l’accent sur les pièces phares ou insolites des collections.
Je souhaite, par ailleurs, créer des points d’animation en divers autres endroits du Louvre. Au moment où l’on s’apprête à inaugurer les salles des objets d’art du XVIIIe siècle, il me paraît intéressant de souligner la force des échanges culturels entre le monde occidental et le monde musulman à cette époque. Ce sera ainsi l’occasion idéale de montrer combien ces influences se sont diffusées grâce aux routes commerciales de la Soie, qui étaient aussi des routes artistiques…

Ce département – le plus jeune du musée – est né d’une volonté politique éclairée. Il pose d’emblée la place de la culture dans les pays de l’Islam. Comment allez-vous sensibiliser le grand public à cette délicate question ?
Nul n’ignore que le contexte méditerranéen islamique est particulièrement sensible en ce moment. Mon propos sera, avant tout, d’ordre pédagogique : il s’agira notamment d’expliquer combien ces zones géographiques ont abrité dans le passé d’intenses foyers de culture et d’échanges, dans lesquels cohabitaient harmonieusement les sciences, les arts et les lettres. Nous préparons une grande exposition sur le Maroc médiéval pour cet automne : par la beauté et la rareté des pièces exposées, elle offrira une démonstration parfaite du degré de raffinement d’un foyer de civilisation arabo-islamique original et de son rayonnement en Méditerranée et au-delà.
Par ailleurs, je suis toujours surprise et même émue de constater combien le Louvre fait rêver dans les pays du monde islamique. L’Azerbaïdjan, qui a été l’un des mécènes des nouvelles salles de l’Islam du Louvre, souhaiterait ainsi s’engager davantage encore , que ce soit par le biais d’acquisitions ou de bourses d’études. D’autres pays, comme le Maroc cité plus haut, sont aussi très en demande d’expertise en matière de restauration ou de conservation. Il y a peu, j’ai même été sollicitée par mes homologues iraniens pour retisser des liens scientifiques de collaboration. Or j’attache beaucoup d’importance à ce rôle d’ambassadeur culturel qui est le mien. Il s’agit, ni plus ni moins, de renouer des dialogues…

À ce propos, quel regard portez-vous sur la création du Louvre-Abou Dhabi ?
Je considère que c’est une chance extraordinaire. Le Louvre-Abou Dhabi nous offre l’opportunité de nous réinterroger sur ce qu’est la culture universelle, mais d’un autre point de vue. Nous sommes les héritiers des philosophes des Lumières. Il conviendra donc de ne pas simplement effectuer une translation de notre système de référence au sein du golfe Arabo-Persique. Pour créer un véritable « dialogue des cultures », je pense qu’il faut connaître les particularismes de cette partie du monde, sur le plan tant des mentalités que des pratiques culturelles…

Vous êtes vous-même une grande spécialiste de l’Iran achéménide. Quelle politique allez-vous mener en matière d’archéologie ?
Je suis de plus en plus convaincue que l’archéologie doit jouer un rôle essentiel dans le domaine de l’histoire des arts de l’Islam. Notre département, qui embrasse une longue période du VIIe siècle au XVIIIe siècle, a été pionnier dans ce domaine. Depuis 2009, nous conduisons en effet un programme de fouilles scientifiques en Ouzbékistan, dans trois villes étapes au sein de l’oasis de Boukhara, sur l’ancienne route de la Soie. Dans ce genre de collaborations internationales, il ne s’agit plus, bien évidemment, de rapporter de beaux objets, comme c’était le cas au XIXe siècle, mais de comprendre les modalités d’implantation de l’Islam et de sa culture au cœur de ces régions, aux alentours des VIIIe et IXe siècles. Je caresse d’ailleurs le rêve de monter une exposition sur l’Ouzbékistan, retraçant cette réalité d’échanges commerciaux et artistiques depuis Alexandre le Grand jusqu’à Tamerlan. Ce sera également l’occasion de faire comprendre au public que le monde islamique ne se résume pas à la culture arabo-islamique. Il ne faut pas oublier l’Asie centrale !

Souhaitez-vous nouer des partenariats avec d’autres musées ?
Un rapprochement avec le Musée du quai Branly s’impose. Sur certaines zones géographiques, nos domaines de compétence se chevauchent. Tout récemment, j’ai été amenée à découvrir une collection de tapis berbères du XIXe siècle : je considère que leur place est davantage au Quai Branly qu’au Louvre.
Nous devons mener également des réflexions communes avec le Musée Guimet. Là encore, nos collections se rejoignent sur certains types d’objets, comme les miniatures mogholes. Même si je reste persuadée que l’on peut moduler le discours sur une œuvre selon le contexte dans lequel elle est exposée. Il faut initier le public à la nuance…

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°415 du 6 juin 2014, avec le titre suivant : Yannick Lintz : « Le visiteur doit être transporté dans un “ailleurs” »

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