Longtemps ignoré, le patrimoine de Seine-Saint-Denis a fait l’objet d’un travail d’inventaire dans le cadre d’un protocole signé entre le département et l’État. Bilan de quatre années d’action.
« Le patrimoine en Seine-Saint-Denis est dans une situation catastrophique. Pendant près de quarante ans, ni l’État ni les autorités territoriales, accaparées par des questions d’ordre social, ne s’en sont préoccupés. Nous sommes avant-derniers à l’échelle nationale de la liste des monuments protégés : il y en a seulement soixante-dix, essentiellement des églises et demeures bourgeoises », déplore Jean-Barthélemi Debost, responsable du développement culturel au Bureau du patrimoine (service de la Culture du conseil général de Seine-Saint-Denis). Après ce (triste) constat, le département a signé avec l’État en 2001 – Catherine Tasca (PS) était alors ministre de la Culture – un protocole destiné à dresser un inventaire du patrimoine départemental, avant de pouvoir le valoriser, voire le préserver. Financé à parts égales entre la Seine-Saint-Denis et l’État, ce programme a vu le jour dans le cadre de la décentralisation culturelle et représente l’une des premières expériences en la matière. Prévu de 2001 à 2004, et probablement bouclé d’ici à la fin du mois de novembre de cette année, le protocole s’est appuyé sur une structure déjà existante : le Bureau du patrimoine, créé en 1991 par le département pour des missions d’ordre strictement archéologique. L’équipe, dirigée par Olivier Meyer, ancien responsable du colossal chantier de fouilles mené à Saint-Denis, a été agrandie en 2001 pour inventorier la richesse du patrimoine de Seine-Saint-Denis – trois personnes ont été recrutées pour l’inventaire, ainsi que deux architectes, un médiateur, deux administratifs et deux informaticiens pour constituer un atlas du patrimoine.
Menaces de démolition
Frappé de plein fouet par la révolution industrielle, le territoire de Seine-Saint-Denis est un témoin privilégié de l’histoire sociale du XIXe siècle, de la mémoire ouvrière et de celle de l’immigration. Les plus importants artisans du logement social (Marcel Lods, André Lurçat, Jean Dubuisson, Émile Aillaud, Jean Renaudie, Paul Chemetov, Henri Ciriani) s’y sont illustrés, imaginant une grande diversité de logements, habitat patronal, HBM (habitation à bon marché) et HLM (habitation à loyer modéré), privés ou publics, cités-jardins, grands ensembles… On trouve dans le département l’une des premières HBM, La Ruche, édifiée en brique et béton dès 1890 à Saint-Denis, ou encore l’un des premiers exemples français de cité-jardin, celle d’Épinay-sur-Seine, conçue sur le modèle anglais en 1912 par Georges Vaudoyer. Certains grands ensembles, conçus des années 1950 aux années 1970, méritent eux aussi qu’on s’y attarde, telle la cité de l’Abreuvoir à Bobigny, où Émile Aillaud a osé la courbe et érigé des tours en forme de cylindre ou d’étoile pour rompre avec la règle du rectiligne souvent imposée à ce type d’habitations. Mis à part de rares exceptions – comme la cité 212 au Blanc-Mesnil, protégée depuis peu au titre de monument historique –, nombre de ces témoins sont menacés de disparaître, particulièrement depuis la loi Borloo, ou loi de renouvellement urbain, votée le 26 mai 2004, qui incite les propriétaires à démolir pour du neuf. « Il est étonnant que la politique de logement passe par la démolition, alors qu’il y a une crise de l’habitat, comme si l’architecture était seule responsable des problèmes sociaux… Il est temps de se poser les vraies questions qui entourent ce patrimoine », note Jean-Barthélemi Desbost.
Inventaire des lieux
La Seine-Saint-Denis comprend aussi d’importants vestiges industriels, comme les grands moulins de Pantin ou la cheminée du site de la manufacture d’allumettes d’Aubervilliers, qui vient d’être classée et sera réhabilitée grâce à un mécène privé. Autre patrimoine singulier : celui de l’immigration. Le cimetière musulman de Bobigny, construit par l’architecte Crevel en 1937, en est un bel exemple. Destiné à accueillir entre 5 000 et 6 000 sépultures, il dépendait de l’hôpital musulman de la municipalité, l’actuel hôpital Avicenne (lire l’encadré). Un carré militaire y abrite une série de tombes de soldats musulmans morts pour la France. Longtemps laissé à l’abandon, il a été rattaché en 1996 au cimetière intercommunal des villes d’Aubervilliers, Bobigny, Drancy et La Courneuve. Citons encore le quartier de Cristino Garcia à Saint-Denis/Aubervilliers, dont l’habitat insalubre est en total déshérence, à la suite des fermetures d’entreprises et des friches qui ont envahi la plaine dans les années 1970. Un projet vise à le faire renaître, en créant notamment un centre de ressources sur l’histoire espagnole. Patiemment, les membres du Bureau du patrimoine dressent l’inventaire de ces lieux de mémoire menacés par l’oubli, l’abandon, voire la destruction. Actuellement, une seule des quarante communes du département, Montreuil, a pu être totalement inventoriée. Le conseil général souhaite donc poursuivre l’aventure au-delà du protocole et cherche de nouveaux partenaires pour le travail titanesque qu’il reste à accomplir. La Région Île-de-France s’est d’ores et déjà montrée intéressée par ce type d’opération.
Label départemental
Le Bureau du patrimoine joue également un rôle de conseiller auprès des aménageurs, afin de faire connaître le patrimoine de Seine-Saint-Denis et de leur proposer des solutions de remplacement aux travaux risquant de lui être néfastes. Une initiative heureuse à l’heure du plan local d’urbanisme (PLU) – lancé en 2000, le PLU est voté par chaque commune pour protéger son patrimoine et encourage la concertation avec les habitants. « Les villes sont en train de penser leur avenir d’une manière nouvelle. Les questions de mutation du territoire, de développement durable et les efforts mis en œuvre pour changer l’image du 93 impliquent de s’intéresser à son patrimoine », se réjouit Jean-Barthélemi Dubost, qui insiste sur l’importance de renouer le contact avec la population par la médiation. Le Bureau du patrimoine organise des formations à destination des enseignants et médiateurs et édite de petits fascicules gratuits à destination des habitants sur des sujets aussi variés que l’architecture des années 1930, les piscines du département, la crèche des Courtillières à Pantin ou l’église Saint-Médard à Tremblay-en-France. Il travaille aussi avec le comité départemental du tourisme sur des bornes informatives ou avec la direction des espaces verts pour élaborer un plan itinérant sur des thématiques patrimoniales, tout en réfléchissant à un label départemental. Autant de solutions pour sauvegarder un patrimoine singulier et valoriser un territoire souvent mal perçu.
- Événements : Rendez-vous du patrimoine le 16 novembre aux Lilas pour un exercice pratique d’inventaire (14h), Rendez-vous du patrimoine le 14 décembre à l’hôpital Avicenne (17h) sur le thème « Quel patrimoine de l’immigration en Seine-Saint-Denis». Inscrip-tion, tél. 01 43 93 82 61 ou cmordier@cg93.fr. - À lire : Cécile Katz, Territoire d’usines, éditions Creaphis, 2003, 216 p., 25 euros, ISBN 2-91361-030-7 ; Le Logement social en Seine-Saint-Denis (1850-1999), collection « Itinéraires du patrimoine » (département de la Seine-Saint-Denis/direction des Affaires culturelles Île-de-France), 9,50 euros, 64 p., ISBN 2-90591-340-I.
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Abonnez-vous dès 1 €Les fouilles de sauvetage réalisées depuis 1992 par les archéologues du Bureau du patrimoine autour de l’hôpital Avicenne à Bobigny ont révélé un habitat rural du haut Moyen Âge et une imposante nécropole (actuellement la plus importante connue en Europe pour la période gauloise). Ces découvertes fondamentales cachent une histoire plus récente et non moins passionnante. L’hôpital Avicenne est un témoin privilégié de la mémoire immigrée en France, s’inscrivant dans la réalité coloniale de l’entre-deux-guerres. Inauguré en 1935, l’établissement, alors baptisé « hôpital franco-musulman de Bobigny », était exclusivement destiné aux malades musulmans. En dispensant des soins aux populations nord-africaines immigrées (plus de 50 000 travailleurs à la fin des années 1920), il s’agissait aussi de surveiller cette population. Conçu par l’architecte algérois Maurice Mantout, le bâtiment adopte les formes de l’art néo-mauresque : porche d’entrée décoré d’une mosaïque et d’une grille à motifs géométriques, perron du bâtiment administratif pourvu d’un dallage à chevrons en grès entouré d’un portique aux arcs brisés, mur d’enceinte blanchi surmonté d’un liseré vert (couleur de l’Islam)… Un véritable mélange d’orientalisme, de style colonial et d’architecture moderne. En 1945, l’hôpital s’ouvre à la population alentour, puis, en 1962, il est rattaché à l’Assistance publique, avant d’être renommé en 1978 du nom du médecin et poète arabe Avicenne. La démolition du perron de l’hôpital dans le cadre de la restructuration de l’accueil en 2005 montre combien ce patrimoine, non protégé, est fragile. Une procédure de protection est aujourd’hui en cours pour sauver ce qui reste de ce lieu garant de la mémoire collective et de l’histoire de l’immigration.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°224 du 4 novembre 2005, avec le titre suivant : Voir le 93 autrement