Une fois par mois, nous invitons un conservateur à choisir dans la collection de son musée une œuvre qu’il souhaite mettre en avant et faire mieux connaître au public. Valérie Thomas, conservateur du Musée de l’École de Nancy, à Nancy, présente Les Hommes noirs (1900) d’Émile Gallé.
Dans les années 1898-1899, Émile Gallé (1846-1904) se voue presque entièrement à la préparation de l’Exposition universelle de 1900, dans l’espoir que cette manifestation soit le lieu de consécration de l’Art nouveau français auquel ses amis nancéiens et lui participent activement. Outre la réalisation de pièces d’ébénisterie et de verre (1) conçues pour cette exposition, Gallé prévoit une véritable “mise en scène” de ses œuvres dont la reconstitution du four verrier est l’exemple le plus significatif.
Le vase Les Hommes noirs était avec L’Amphore du roi Salomon (Musée de l’École de Nancy) et le vase Chardons (Musée des arts décoratifs de Paris), une des pièces maîtresses de cette présentation. Ces verreries étaient disposées autour du four verrier surmonté d’une inscription tirée du poète grec Hésiode : “Mais si les hommes sont méchants, faussaires, et prévaricateurs/ À moi les mauvais démons du feu ! Éclatent les vases ! Croule le four/ afin que tous apprennent à pratiquer la justice.” Le choix de cette inscription résulte clairement de l’autre sujet de préoccupation d’Émile Gallé à cette époque, la défense du capitaine Dreyfus. En effet, l’artiste prit très rapidement fait et cause pour Alfred Dreyfus. Cette prise de position était pourtant délicate à Nancy, devenue depuis l’annexion allemande de l’Alsace et de la Moselle, en 1870, une ville-frontière, un bastion militaire et catholique. Cependant, de nombreuses pièces des années 1898-1900, tant dans le domaine du bois que du verre, possèdent des décors faisant allusion à la justice, à l’innocence, au sacrifice et parfois associés à des citations qui témoignent clairement de l’implication personnelle d’Émile Gallé.
La forme de ce vase est assez simple : une panse ronde, un col étroit avec deux anses, et est inspirée, comme de nombreuses pièces conçues pour l’exposition de 1900, des céramiques antiques. C’est le décor qui apporte tout son sens à cette pièce. Des silhouettes humaines à peine esquissées jaillissent de la matière noire, une fumée épaisse d’où surgissent également deux serpents dont les corps sinueux se confondent avec les volutes. Seul élément coloré, un lys se détache parfaitement de cette gangue noire. Il symbolise l’innocence du capitaine Dreyfus, alors que les autres sujets évoquent la noirceur de l’âme humaine. Comme il l’avait fait pour l’Exposition universelle de 1889, Émile Gallé fit appel à Victor Prouvé (1858-1943), peintre, sculpteur et artiste-décorateur nancéien pour concevoir le décor et, en particulier, dessiner les figures humaines. Dans une lettre datée de 1899, Victor Prouvé écrit à Gallé :”Vous aurez les hommes noirs pour la fin de semaine. Je les reprends entièrement mais toujours sortant d’une boue noire, n’est-ce pas ?... Cette recherche d’êtres louches, misérables fantômes, contraste singulièrement avec ma frise (2)”. La collaboration étroite et fructueuse doublée d’une amitié sincère entre les deux hommes peut être considérée comme les prémices de la future association de l’“École de Nancy, Alliance provinciale des industries d’art” créée en 1901 et dont Émile Gallé fut le président, suivi par Victor Prouvé, à la mort du premier en 1904.
Ce vase appartient aux verreries parlantes, œuvres associées à des textes dont Émile Gallé défendit plusieurs fois le bien-fondé, estimant que les poèmes pouvaient être une source d’inspiration tout autant qu’un simple élément du décor (3). L’artiste a choisi une citation du poète polémiste et chansonnier républicain Jean Béranger (1780-1857) : “Hommes noirs/ d’où sortez-vous/ nous sortons de dessous terre “. Gravée sur le col et la panse, la citation renforce clairement l’allusion à l’affaire Dreyfus puisque le polémiste s’attaquait dans son poème aux hommes en habit noir : les juges, les militaires, les prêtres... ceux-là même à l’origine des accusations portées vers le capitaine.
Ce vase a été réalisé en verre triple couche dans lequel ont été dégagés et gravés les motifs ; le lys exécuté en marqueterie est un élément de verre rapporté et inclus dans la masse vitreuse. Le travail de gravure n’est pas très poussé, il existe d’ailleurs un autre exemplaire de ce vase conservé dans une collection particulière, où les personnages sont plus clairement définis. Mais le décor inachevé, la gravure moins finie et polie de la version du Musée de l’École de Nancy donne à ce vase un sens plus mystérieux, la composition plus confuse renforçant la symbolique de cette pièce.
Le vase Les Hommes noirs provient de la collection Jacqueline Corbin et a été donné en 1963, un an avant l’inauguration du musée – après une longue période de fermeture –, dans une maison particulière, l’ancienne propriété de la famille Corbin. Cette famille est à l’origine du Musée de l’École de Nancy puisque, en 1935, le père de Jacqueline Corbin, le collectionneur et mécène Eugène Corbin, faisait don à la Ville de Nancy de 750 pièces “École de Nancy”, permettant la constitution de ce musée, cas unique en France d’une institution entièrement dédiée à un mouvement artistique.
(1) Depuis 1883, Émile Gallé avait limité sa production de faïence, technique par laquelle il débuta sa carrière au sein de la maison familiale.
(2) Victor Prouvé réalisait lors les fresques pour la salle des fêtes de la mairie du 11e arrondissement de Paris.
(3) Émile Gallé, Les Écrits pour l’art, 1908, p. 149.
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Valérie Thomas
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°167 du 21 mars 2003, avec le titre suivant : Valérie Thomas