Après trois années de travaux de restauration, la villa Esche, édifiée à Chemnitz (Saxe) en 1903 par l’architecte Henry van de Velde, est désormais ouverte au public. Grâce à un budget de plus de 6 millions d’euros, la ville de Chemnitz s’est offert le luxe de restituer jusque dans le détail un chef-d’œuvre de l’Art nouveau, aux dépens parfois de l’authenticité d’un monument historique pourtant protégé.
CHEMNITZ - L’artiste belge Henry van de Velde (1863-1957) a déjà acquis une grande réputation en tant que décorateur et créateur de mobilier lorsqu’il reçoit en 1902 sa première commande architecturale sur le sol allemand. Herbert Esche (1874-1962), industriel dans le textile à Chemnitz, qui vivait déjà depuis 1899 dans un aménagement intérieur d’Henry van de Velde, souhaitait qu’il lui construise une villa. Dans ses Mémoires, van de Velde se souvient : “[Esche] désirait donner au mobilier et aux autres objets que j’avais déjà créés pour lui un cadre homogène, correspondant à l’esprit et aux principes sur lesquels je m’étais fondé. Il lui tardait de mettre un terme à la contradiction existant entre son mobilier et l’atmosphère vulgaire et prétentieuse de l’immeuble dont il occupait un étage.” La liberté artistique et les moyens que Herbert Esche confie à son ami architecte sont sans limites. Henry van de Velde, qui n’avait seulement construit jusqu’à cette date que quatre maisons particulières à Bruxelles et en Hollande, obtient en 1903 carte blanche pour édifier, sur un terrain de 3 000 m2, une vaste habitation qui atteindra 1 500 m2 de surface habitable en plus d’un bâtiment annexe servant de garage et de serre. Et, pour répondre à l’idéal de l’œuvre d’art total, le programme architectural comprend la conception du décor intérieur, celle du mobilier comme celle du jardin.
La famille Esche emménage en 1904, et ce n’est qu’à l’arrivée des Soviétiques en 1945 que Herbert Esche quitte sa maison pour trouver refuge chez sa fille, en Suisse. Après qu’elle eut servi de quartier général, la villa est occupée par la Stasi (ministère pour la sécurité d’État de l’ex-RDA), puis par la chambre de l’artisanat. Avec la réunification allemande, la maison est restituée à ses propriétaires, qui la mettent en vente. Ce n’est qu’en 1998 que la Société immobilière communale, la Grundstücks und Gebäudewirtschaft GmbH (GGG), entreprend de sauver l’édifice en péril et de le rendre accessible au public, en vue d’en faire un musée avec salle de concert et salles de conférences et restaurant installé dans l’annexe.
La villa Esche avait beaucoup souffert de l’humidité et son décor intérieur avait en grande partie disparu, mais elle avait conservé sa modénature extérieure, toutes ses fenêtres, l’essentiel de sa distribution intérieure, presque toutes les portes et une partie des moulures et boiseries.
Par ailleurs, un important ensemble du mobilier, racheté par la ville de Chemnitz en 1990, attendait que la villa soit restaurée pour retrouver son cadre d’origine. La richesse des documents historiques et les 6 millions d’euros mis à la disposition des architectes permirent de faire revivre jusque dans le détail un rêve de modernité tel que van de Velde le réalisa pour le grand bourgeois qu’était Herbert Esche : les tentures murales en coton et soie dessinées par l’architecte ont pu être retissées à partir de vestiges trouvés sous les plinthes ; les plafonniers et appliques en laiton ont été reconstitués d’après des photographies d’époque détaillées, les boiseries en acajou sculpté complétées et la polychromie d’origine rétablie après des recherches stratigraphiques. Le salon de musique et la salle à manger ont aussi pu être restitués presque intégralement et remeublés avec leur mobilier d’origine. Enfin, le magnifique jardin en forte dénivellation qui avait probablement été conçu par Maria Sèthe, la femme de van de Velde, liée d’amitié avec Johanna Esche, l’épouse du commanditaire, a été restauré de manière exemplaire par un architecte paysager de Brême, Karl-Peter Schreckenberg.
Alors que ce rêve reprenait vie après tant de vicissitudes, certaines traces de l’histoire allaient être gommées, voire réécrites : les enduits extérieurs comme intérieurs ont été remplacés, les parquets ne grincent plus, la polychromie de la verrière du hall a été interprétée d’après une photographie noir et blanc. Quant à la cuisine de 1903, elle a été détruite pour laisser place à un ascenseur et, plus grave, la toiture et sa charpente, qui étaient demeurées intactes, ont été dénaturées. La création d’un nouvel espace sous les combles à l’aide d’une verrière surdimensionnée a été vivement critiquée par le Conseil scientifique international. Selon Anne Van de Loo, secrétaire de la Commission royale des monuments et des sites à Bruxelles, et membre du conseil, il s’agirait d’une “modification complète de la typologie de la toiture et d’une intervention lourde de nature irréversible”. L’architecte Werner Wendisch et son commanditaire ont argué de la nécessité d’une exploitation maximale de la surface, et la Conservation des monuments historiques de Saxe a accepté la modification comme étant un compromis nécessaire au sauvetage.
Donner une nouvelle existence à un édifice privé conçu pour la bourgeoisie aisée d’hier exige des sacrifices. La difficulté est de définir les limites de l’intervention, c’est-à-dire préserver le maximum possible. À cet égard, et à peu de choses près, la résurrection de la villa Esche aurait pu être un modèle du genre.
- Villa Esche, Parkstrasse 58, D-09120 Chemnitz, tél 49 371 488 44 24, du mercredi au dimanche 10h-18h. www.chemnitz.de ; www.villaesche.de ; www.villaesche.com
- À lire : Werner Wendish, Ein Rundgang durch die Villa Esche, Restaurierung 1998-2001, Chemnitzer Verlag, 2001.
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Un rêve d’Art nouveau
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°140 du 11 janvier 2002, avec le titre suivant : Un rêve d’Art nouveau