Défense

Table rase du passé

Par Daphné Bétard · Le Journal des Arts

Le 31 mars 2009 - 872 mots

Une œuvre majeure des frères Perret va être détruite sans susciter de réaction de la part de la Rue de Valois.

PARIS - Il y a quelques années, le ministère de la Culture s’était engagé à sauvegarder le patrimoine du XXe siècle, jusque-là négligé par ses services. Un vœu pieux, à voir le sort réservé à un ensemble de bâtiments de la Marine nationale que les frères Perret ont édifié, dans le 15e arrondissement de Paris, entre 1928 et 1956. Alertée par des historiens et spécialistes du patrimoine, la Rue de Valois n’a pas fait montre de ténacité pour sauver ce complexe architectural dont certains éléments, comme le bassin de giration, méritaient largement d’être conservés. Propriété du ministère de la Défense, cet ensemble fait partie du site Balard du « bassin d’essai des carènes », où étaient testées les maquettes des programmes navals. Dans le cadre de sa réforme, le ministère de la Défense avait annoncé, en décembre 2007, un vaste projet immobilier qui permettrait de regrouper sur le site Balard ses services centraux et les états-majors. Ce programme implique de raser l’ensemble du site à l’exception du bâtiment administratif situé à l’angle du boulevard Victor et de l’avenue de la porte de Sèvres, et classé en 1965. Le 26 mars, le ministre de la Défense a rendu public le projet qui concerne 16 hectares et 300 000 m2 de constructions réparties sur deux zones, dont la parcelle ouest, occupée par l’œuvre des frères Perret. Le futur « Pentagone français », destiné à abriter un peu de moins de 10 000 personnes et estimé à 600 millions d’euros, doit être livré en 2014 – le ministère de la Défense promet un gain de coût par rapport aux dépenses actuellement engagées sur ses différents sites parisiens. La démolition des bâtiments, qui doit démarrer au début de l’année 2010, est estimée à 30 millions d’euros. « Il s’agit de la plus ambitieuse des réponses possibles pour ce site qui était en train de devenir une friche industrielle avec des bâtiments vétustes », a martelé le ministre Hervé Morin lors de son intervention. À bien y regarder, les bâtiments des frères Perret sont loin d’être vétustes ; au contraire, ils se trouvent dans un excellent état de conservation.

« De très bons constructeurs »
D’abord, ils ont été très bien entretenus par la Marine nationale. D’autre part, comme le souligne Joseph Abram, historien de l’architecture et responsable du dossier pour le classement de la ville du Havre par l’Unesco, « les frères Perret étaient de très bons constructeurs, qui avaient compris les pathologies du béton, en prenant un nombre incalculable de précautions ». Il considère l’ensemble Balard comme une « œuvre exceptionnelle, car, contrairement aux idées reçues, les Perret n’ont pas beaucoup construit. Ils ont ici réussi à harmoniser bâtiments administratifs et industriels. Et c’est en tant qu’ensemble que cette œuvre mérite protection ». Joseph Abram a toujours préconisé de conserver environ un tiers de l’aile ouest du site, soit l’ensemble des bâtiments années 1930 : ateliers, constructions industrielles et grand bassin de giration, première mondiale exécutée par les frères Perret. En revanche, les très longs édifices des années 1950, de moindre intérêt historique, pouvaient effectivement être détruits. « C’est sous-estimer les architectes contemporains de penser qu’il n’y a d’autre solution que de raser. Certains pourraient trouver des solutions audacieuses et réussir à convertir les lieux », s’indigne l’historien. Sa lettre ouverte à la ministre de la Culture datée du 7 janvier 2009, tout comme la pétition de Docomomo (association de défense du patrimoine du XXe siècle), suivie d’une missive du Maire de Paris à l’attention de la Rue de Valois (16 mars), n’y ont rien changé. Le permis de construire a été délivré en catimini par le préfet de Paris à la fin du mois de février, comme l’a révélé Libération dans son édition du 23 mars. « Nous avons beaucoup travaillé sur le dossier, mais il est vite apparu difficile de réutiliser les édifices en question », plaide la Rue de Valois. « De plus, le sens donné à la conservation n’était pas évident, les bâtiments n’étant pas accessibles au public. Et vingt-cinq édifices des frères Perret sont déjà protégés au titre de monuments historiques. » Pourtant, le rapport remis par la direction régionale des Affaires culturelles d’Île-de-France en décembre 2008 « allait dans le sens de la conservation », reconnaît-on au ministère. Pourquoi, alors, la ministre de la Culture n’est-elle pas montée au créneau pour défendre le bâti des frères Perret, dont l’œuvre a été consacrée en 2005 par l’inscription du centre-ville du Havre sur la Liste du patrimoine mondial ? La vraie raison est ailleurs : « La ministre de la Culture ne pouvait pas prendre parti publiquement, avoue son cabinet. Nous sommes dans le cadre d’un processus de solidarité interministériel ; d’un projet de la Défense voulu par le président de la République. » Dans le cadre, également, d’une vaste opération immobilière, qui voit l’État se comporter de la même façon que n’importe quel propriétaire foncier. Lors de la conférence de presse, Hervé Morin a promis un « geste architectural qui pourrait marquer le patrimoine du XXIe siècle ». Dommage qu’il faille sacrifier celui du XXe siècle pour y parvenir.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°300 du 3 avril 2009, avec le titre suivant : Table rase du passé

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