À partir du 7 novembre, après douze ans d'atermoiements, la ville de Strasbourg disposera enfin d'un musée d'art moderne et contemporain. Un lourd bâtiment tout de verre et de granit rose au bord de l’Ill signé Adrien Fainsilber, l’architecte de la Cité des Sciences à Paris. À la tête de la Direction des musées de la capitale européenne depuis bientôt quatre ans, Rodolphe Rapetti expose ici les grandes lignes de ce grand projet muséal.
Entre la décision prise en 1987 de construire ce musée et son ouverture au public, une douzaine d'années se sont écoulées. Pourquoi un tel laps de temps ?
La décision de construire ce musée était liée à la réalisation sur le site de tout un complexe comprenant, entre autres, un cinéma et un ensemble de commerces à vocation culturelle. C'était un projet architectural considérable mais, comme beaucoup de projets de cette envergure, il a connu nombre de vicissitudes et, au fil du temps, il a été ramené à la seule construction du musée, installé dans un environnement paysager avec jardins et terrasses en bordure de l’Ill. Le bâtiment qu’a imaginé Adrien Fainsilber a été conçu pour s’inscrire dans le tissu même de la ville, d’où la multiplication des jeux de transparences et d’ouvertures. La construction comporte une immense nef vitrée de cent mètres de long et de vingt-cinq mètres de haut, qui fonctionne comme une rue intérieure, de part et d’autre de laquelle se développent sur deux niveaux les salles d’expositions, les bureaux, les réserves et les services : comptoir d’accueil, librairie-boutique, auditorium, bibliothèque et café- restaurant en terrasse. Fainsilber a vraiment pensé le musée comme un lieu tourné vers le public et s’est appliqué à ce que l’accès aux salles et aux œuvres soit très facile. Le fait qu’il s’agisse finalement d’un bâtiment isolé, clairement identifié comme tel, me paraît plus favorable que s’il avait été inscrit dans un ensemble dont il n’aurait été que l’un des éléments. Il y gagne une évidente lisibilité.
Au cours de ces douze années d’attente, de nombreux événements ont eu lieu : le changement de municipalité en 1989, le départ de Roland Recht, initiateur du projet, de la direction des musées de Strasbourg en 1993, suivi d’un intérim de dix-huit mois ; enfin, votre nomination à sa succession en janvier 1995. Quelles conséquences sur le projet muséal tout cela a-t-il entraîné ?
Quand je suis arrivé à Strasbourg, les fondations étaient faites et, lors de ma première visite de chantier, j’ai trouvé une immense dalle de béton établie à ras de terre en face du barrage Vauban. Les projets de Fainsilber étaient arrêtés et la construction du musée clairement définie. Par rapport au gros œuvre, il n’y avait donc pas d’intervention possible. En revanche, j’avais encore toute latitude pour intervenir sur l’aménagement intérieur du musée, en collaboration avec Jean-François Bodin. En ce domaine, j’ai opéré d’importantes modifications par rapport au projet de mon prédécesseur, en m’appliquant à tenir compte tout particulièrement de l’élément incontournable que constituent les collections. Il se trouve que Strasbourg possède des pièces tout aussi remarquables en art moderne qu’en art contemporain : d’un côté, un monumental tableau de Gustave Doré, Le Christ au prétoire, et le très célèbre Gustav Klimt, L’Accomplissement ; de l’autre, un étonnant ensemble de Nam June Paik, acquis en 1991, et une lumineuse installation de Sarkis, sa fameuse Chambre de la rue Krutenau, pour ne citer que quelques exemples. Il s’est très vite imposé à mon esprit que l’occasion nous était ainsi donnée de constituer un parcours singulier qui débute autour de 1870 et se poursuit jusqu’à nos jours. De Doré à Sarkis, en quelque sorte.
Comment vous y êtes-vous pris pour que ce parcours ne soit pas trop éparpillé, ni n’induise une lecture de l’histoire de l’art irrésistiblement linéaire, bref pour qu’il prenne sens ?
Afin de ne pas tomber dans des incohérences de parcours, il nous a fallu tout d’abord procéder à une sorte de rééquilibrage au sein même des collections. Le dépôt tout à fait exceptionnel de quelque vingt-cinq œuvres du musée d’Orsay nous a permis de mieux organiser le début du parcours historique des XIXe et XXe siècles, tel qu’il existait dans le projet initial. De la sorte nous avons pu ramener à une plus juste mesure la place particulièrement forte que celui-ci réservait à Gustave Doré en accueillant Le Christ au prétoire dans une monumentale salle spécialement aménagée à cet effet. En faisant du symbolisme, dans le parcours du musée, la clef de voûte de la modernité du XXe siècle, notre souci a été de faire valoir comment à partir du symbolisme se développent aussi bien les recherches sur la couleur et la forme – comme le fauvisme ou l’expressionnisme – que les recherches en matière d’art décoratif autour de 1900 sur la synthèse des arts. Autant d’attitudes qui sont à la base de la plupart des développements menant à l’art contemporain.
Est-ce vouloir rejoindre la thèse développée par l’historien de l’art Jean Clair ?
C’est surtout chercher à contrebalancer la thèse classique et formaliste d’une histoire de l’art moderne telle qu’on la trouve encore mise en œuvre dans beaucoup de musées français lorsqu’on aborde l’art du XXe siècle. Au Musée d’Art moderne et contemporain de Strasbourg, les salles du rez-de-chaussée, dans lesquelles sont présentées des œuvres allant de l’époque impressionniste jusqu’aux années cinquante, peuvent être considérées comme donnant au visiteur la sensation d’une certaine polysémie : passés les arts décoratifs autour de 1900 et l’idée de synthèse artistique qui y est apparue, un parcours très ouvert permet des passages vers la problématique de la couleur et de la forme telle qu’elle se manifeste dans le fauvisme et le cubisme, ou d’évoluer vers les Vallotton, Vuillard, Bonnard des années vingt, auxquels sont confrontés des artistes locaux de la Neue Sachlichkeit. Si le parcours est chronologique, il multiplie les décloisonnements, les juxtapositions et les correspondances, réservant parfois aux artistes le privilège d’une salle unique. C’est le cas de Jean Arp dont il faut rappeler qu’il est à Strasbourg une figure emblématique pour y avoir réalisé, avec sa femme Sophie Taueber et Théo Van Doesburg, les décors du célèbre café dansant de L’Aubette. Au fond, ce que nous avons cherché à montrer, c’est que l’histoire de l’art du XXe siècle ne procède pas d’une sorte d’enchaînement darwinien qui conduirait de manière inéluctable d’un mouvement vers l’autre, mais bien au contraire d’un formidable bouillonnement tous azimuts.
Qu’en est-il de la partie proprement contemporaine dans le concept muséographique d’ensemble du musée ?
Si, au rez-de-chaussée, le parcours se clôt sur les développements de l’abstraction avec des artistes comme Magnelli ou Poliakoff, donc dans l’immédiat après-guerre, lorsqu’on arrive au premier étage on retrouve une période à peine postérieure, celle des années cinquante. La question de la figuration y est notamment illustrée par le face-à-face entre deux grands Picasso de 1958 et des œuvres de Baselitz et de Schönebeck du début des années soixante. Le parcours est ensuite divisé en différentes séquences avec des points forts ici et là : Fluxus et la redécouverte de Dada avec l’atelier des Eyzies de Filliou, l’Arte povera avec deux œuvres fondatrices de Pino Pascali, la remise en cause du médium pictural avec un très important dépôt de la collection Jean Brolly – dont une des premières toiles rayées de Buren – enfin, les années quatre-vingt/quatre-vingt-dix avec Paik, Collin-Thiébaut, Gerhard Merz et Sarkis notamment. L’idée qui préside à ce cheminement est autant de mettre en évidence des thématiques récurrentes – telle que la question du corps ou le statut de l’image – que d’offrir un aperçu chronologique des développements de l’art contemporain. En cette matière, nous nous sommes aussi appliqués à conforter les collections en procédant à l’acquisition de pièces historiques comme celles de Pino Pascali, l’idée étant d’acheter des œuvres d’artistes peu représentés dans les collections françaises.
L’essentiel de ce parcours porte sur une certaine Europe, davantage septentrionale que méridionale. À quelle identité cela correspond-il ?
Le Musée d’Art moderne et contemporain de Strasbourg n’est pas là pour affirmer une quelconque identité. L’acquisition d’œuvres d’artistes italiens correspond à la volonté d’ouvrir sur une réalité européenne plus large. Par ailleurs, il serait très dangereux de ne percevoir Strasbourg que comme une ville frontière ou au cœur d’un paysage seulement rhénan. En fait, Strasbourg est proche de la culture germanique, mais au centre d’un cercle passant par Paris, Bruxelles, Milan et Prague. C’est cette réalité qu’avec le temps, il m’importe de mettre en valeur.
Une réalité à laquelle on peut supposer que le programme d’expositions temporaires va contribuer.
C’est évident. D’ailleurs, celles de l’inauguration même du musée sont là pour en témoigner : tant les expositions d’Ettore Spalletti d’une part, d’Antoine Cicéro et Ayala Sperling Serfaty de l’autre, toutes deux initiées par Véronique Wiesinger, que celle organisée par Paul-Hervé Parsy sur le thème d’une « Sentimentale journée »...
Pourquoi Spalletti plutôt qu’un autre ? Il n’a jamais entretenu de relations privilégiées avec Strasbourg.
C’est vrai, mais ce choix est lié à la réalisation d’un projet qui n’en manque pas. Il y a peu, Spalletti a réalisé dans la Salle des départs de l’hôpital de Garches un environnement très important. J’ai rappelé tout à l’heure l’importance de la figure que fut Jean Arp ici, à Strasbourg, un artiste que la ville a d’abord négligé, puis qu’elle a cherché à rattraper et dont le complexe de L’Aubette a été plus ou moins complètement détruit. Aussi nous avons souhaité que l’ouverture d’un musée d’art moderne et contemporain à Strasbourg ne se fasse pas sans qu’il y ait une présence induite de cette œuvre qui était magistrale. L’idée de faire réaliser par Spalletti à Strasbourg une Salle des Fêtes, comme L’Aubette en était une, s’est imposée non seulement à cause du thème mais aussi parce que Spalletti met en scène l’espace et la couleur de façon totalement pure et que, d’une certaine manière, sa démarche se situe dans la droite ligne de l’esprit de Arp.
Qu’en est-il de la programmation d’ici l’an 2000 ?
Au printemps prochain, le musée présentera une exposition consacrée à Jean Leppien, un artiste qui a travaillé au Bauhaus, suivie en été par une importante exposition d’art finlandais moderne et contemporain. Ce sont là autant de façons d’affirmer cette volonté européenne élargie qui doit être la marque du musée. Enfin, pour l’an 2000, en collaboration avec la Galerie d’Art moderne et contemporain de Prague, nous organiserons une très importante exposition sur la genèse de l’abstraction.
Quelle est l’idée d’une telle exposition ?
Elle vise à montrer que la naissance de l’abstraction n’est pas un événement de pure forme mais qu’elle est sous-tendue par toutes sortes de postulats tant philosophiques que scientifiques ou théosophiques, qui ont des racines profondes dans la culture de la fin du XIXe siècle. Il en est ainsi chez des artistes comme Kandinsky, Kupka, Malevitch ou Mondrian. L’exposition s’appuiera sur des sources que l’on n’a pas l’habitude de prendre en compte et devrait permettre de mesurer que l’abstraction relève avant tout d’une modification du regard, intervenue à une période donnée de l’histoire. C’est à ce genre de différence d’approche que le musée doit s’appliquer.
Musée d’Art moderne et contemporain de Strasbourg, 1 place Hans-Jean Arp, 67000 Strasbourg. Ouverture le 7 novembre.
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Strasbourg, un musée de sens
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°501 du 1 novembre 1998, avec le titre suivant : Strasbourg, un musée de sens