Créée en 1990, l’École nationale du patrimoine voulait être exemplaire. Elle a pour mission de former les conservateurs d’un corps désormais unique : les conservateurs du patrimoine, qu’ils soient fonctionnaires d’État ou de collectivités territoriales. Or cette belle ambition s’avère aujourd’hui malmenée par l’épreuve des faits. Si une partie de la profession s’inquiète de ne pas trouver, au sein de l’école, les futurs professionnels qui lui font défaut, les collectivités locales voient d’un mauvais œil une réforme statutaire qui, décentralisation oblige, les conduit à devoir financer pour partie la formation de leurs futurs cadres.
L’une des missions fondamentales de l’École nationale du patrimoine devait être d’assurer une formation identique aux conservateurs territoriaux du patrimoine et à leurs homologues de l’État. Force est de constater qu’elle se trouve aujourd’hui remise en cause. Les lois de décentralisation de 1983 et 1984 ont conduit à la création d’une nouvelle fonction publique : la fonction publique territoriale. Ainsi sont nés, par décret de septembre 1991, la filière culturelle territoriale et le cadre d’emploi dont relèvent les conservateurs territoriaux. Désormais, les candidats à cette fonction doivent subir l’épreuve d’un concours, puis se faire recruter par une collectivité territoriale avant de pouvoir suivre, tout comme leurs confrères de l’État, une formation d’application de dix-huit mois. Le recrutement et la formation de ces conservateurs dépendent du Centre national de la fonction publique territoriale (CNFPT) qui a délégué ces deux missions à l’école.
Or le premier – et l’unique ! – concours commun, organisé fin 1992, s’est transformé en fiasco révélant tous les dysfonctionnements et les paradoxes de ce système. Sur les 38 étudiants de la promotion, 11 ont réussi le concours qui devait leur ouvrir les portes d’un établissement dans une collectivité territoriale. Or ces collectivités territoriales se sont désistées après l’annonce des résultats. Elles ont refusé d’assumer la charge financière de stagiaires amenés à suivre une formation de dix-huit mois loin de leur futur établissement. Un an plus tard, le bilan ne prête guère à l’optimisme : seuls 4 de ces 11 candidats ont réussi à se faire recruter et ont donc pu entamer leur scolarité. Certains se sont désistés. Deux candidats ont pu intégrer cette année le corps d’État mais, pour les autres, le constat est amer.
Jean-Marc Boucher, reçu au concours sous la spécialité archéologie, n’y croit plus : "En archéologie nous étions deux reçus mais aucun poste n’a été déclaré vacant depuis un an ; il est clair que nous n’aurons toujours pas de poste en 1995. Nous perdrons alors le bénéfice d’un concours qui cumule tous les désavantages du public et du privé puisque l’on doit à la fois passer le barrage d’épreuves très sélectives et se vendre auprès d’employeurs potentiels." Pour Nadine Herman du CNFPT, toute la difficulté de la mise en place de la filière culturelle territoriale – comme d’une bonne partie de la fonction publique territoriale ! – tient dans un paradoxe : "Il faut concilier deux principes contradictoires : un statut de fonctionnaire et la liberté de choix d’une collectivité à recruter." Un système pernicieux qui, de l’avis du plus grand nombre, ne peut être géré au quotidien.
La situation de ces reçus non recrutés semble d’autant plus préoccupante qu’un arrêté de novembre 1993, en application du décret de septembre 1991, fixe désormais la liste des établissements dans lesquels peuvent être créés des emplois de conservateurs du patrimoine. Fruit d’interminables négociations, cette liste, élaborée conjointement par le ministère de l’Intérieur (autorité de tutelle des collectivités territoriales), le ministère du Budget – décidé à effectuer quelques coupes claires – et le ministère de la Culture, recense au total 410 postes pour les musées alors que la profession compte actuellement 600 conservateurs. Conséquence, de ce déficit : "De nombreux conservateurs, dont le poste n’est pas reconnu par la liste, ne vont pas tarder à poser leur candidature ailleurs", explique Geneviève Becquart. Les collectivités locales – fort mécontentes depuis la parution de ces listes – "vont ainsi recruter par voie de mutation et les postes ouverts au concours pour les jeunes conservateurs vont se tarir, voire disparaître". Elle conclut : "L’École nationale du patrimoine ne va donc plus former que des conservateurs d’État, contrairement à ses objectifs initiaux."
Si l’heure est à l’économie dans les collectivités locales, elle l’est également au niveau de l’État. Jacques Sallois, directeur des Musées de France, a annoncé récemment qu’il y aurait très peu de recrutements pour les conservateurs d’État de spécialité musée dans les deux ou trois ans à venir. Les belles ambitions affichées à la naissance d’une institution qu’on surnommait "L’ÉNA du patrimoine" se transformeraient-elles en peau de chagrin ? L’école, dotée d’un confortable budget de 27 millions de francs et installée dans un superbe immeuble du boulevard Saint-Germain, devait former une cinquantaine "d’élus" tous les dix-huit mois. Elle se trouve aujourd’hui dans une situation pour le moins paradoxale : avec 27 postes permanents et le concours de 200 intervenants, elle ne forme cette année qu’une promotion de 22 conservateurs, tous destinés au corps d’État. "À quoi va servir l’École nationale du patrimoine ?", s’interroge Geneviève Becquart, présidente d’une association qui s’est battue pendant quinze ans pour la création de cette école et pour un principe d’équité de formation entre les deux fonctions publiques.
Les oubliés du concours
Par ailleurs, les critères de sélection induits par le concours d’entrée sont également contestés. Certes, le concours est implacable. Seuls 1 à 2 % des inscrits sont reçus, et, chaque année, le nombre de candidats connaît une hausse vertigineuse. Il y a eu 850 inscrits pour 12 postes (hors chartistes) ouverts au concours cette année ! Une telle inflation ne va pas sans poser de réels problèmes, résumés en ces termes par Jean Delumeau, dernier président du jury : "Une machine très lourde pour viser un résultat très faible." Cependant, certains professionnels font d’autres reproches au concours. Ils considèrent que les différentes disciplines ne concourent pas à chance égale et, plus précisément, que les ethnologues, les historiens des sciences et techniques, mais aussi les archéologues sont défavorisés par rapport aux historiens de l’art.
L’école, supposée former les conservateurs de tous les patrimoines – archives, archéologie, inventaire général, monuments historiques et musées – ne formerait de fait que ceux d’une spécialité. L’enjeu est d’importance car, ces dernières années, les musées de société ont connu un développement important. Aujourd’hui, 40 % des avis de vacances de postes pour des collectivités territoriales concernent des musées de société. Or ces musées ne trouvent pas à l’École du patrimoine les conservateurs qui leur font défaut et doivent recruter en dehors de ce circuit, comme l’a fait récemment le Musée portuaire de Dunkerque. Cette inadéquation risque d’entraîner, comme le souligne Jean-Pierre Mohen, adjoint au directeur des Musées de France, "un déficit tragique pour ces secteurs en plein développement".
La faute du concours ? C’est du moins l’avis des professionnels issus de ces disciplines. Pour Martine Segalen, qui enseigne l’ethnologie à Nanterre, "si les étudiants en ethnologie ne passent pas le barrage du concours , voire ne s’y présentent pas, c’est parce qu’ils ont à passer une épreuve d’histoire de l’art à laquelle ils ne sont pas préparés". Il est certain que l’école entend sélectionner, moins des spécialistes que des "têtes bien faites". Une partie de la profession aura cependant obtenu gain de cause puisque, à partir de l’année prochaine, le concours de l’école sera réformé : les candidats, pour la première épreuve écrite, pourront au choix disserter sur un sujet d’histoire, d’histoire de l’art, mais aussi, désormais, "d’anthropologie historique et préhistorique de l’Europe". Cette mesure devrait encourager les étudiants issus de ces disciplines à concourir.
Reste l’essentiel : donner à l’École nationale du patrimoine les moyens de continuer à remplir sa mission – en évoluant s’il le faut – et de former ces différentes familles du patrimoine, qu’elles dépendent de l’État ou de collectivités territoriales. La balle est désormais dans le camp de ces derniers. Quant à Jean-Pierre Bady, directeur de l’école, il espère voir la réglementation évoluer : "La solution idéale serait que le coût du salaire des fonctionnaires territoriaux soit pris en charge par le CNFPT."
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Sombres perspectives pour l’École nationale du patrimoine
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°2 du 1 avril 1994, avec le titre suivant : Sombres perspectives pour l’École nationale du patrimoine