Après des années de polémique, le théâtre romain de Sagonte, en Espagne,devrait retrouver son état antérieur à la \"transformation\" opérée par les architectes Giorgio Grassi et Manuel Portaceli en 1990 (lire le JdA n° 150, 31 mai 2002). Ainsi en a décidé la justice saisie de cette restauration extensive, qui avait conduit à la reconstitution des gradins et du mur de scène. Antón Capitel, architecte, professeur et ancien inspecteur général des Monuments historiques espagnols, commente cette décision.
SAGONTE - Valence semble décidée à démolir la “transformation” du théâtre romain de Sagonte réalisée par les architectes Giorgio Grassi et Manuel Portaceli, mettant ainsi à exécution la décision prononcée par la justice. Il est inhabituel que les tribunaux interviennent dans une question aussi ambiguë et complexe que celle de la restauration des monuments historiques. C’est justement pour cela qu’il est opportun de s’attarder sur cet étrange cas d’architecture “condamnée”.
En 1985, la revue Arquitectura, de Madrid, publiait le projet de Sagonte qui se distinguait par un fort accent théorique. Giorgio Grassi, architecte milanais très connu pour l’autorité de ses positions théoriques et pratiques, proposait avec un collègue de Valence une hypothèse de travail sur les ruines de l’ancien théâtre romain, afin d’en révéler les qualités potentielles et, par le biais d’une reconstruction, l’essence architecturale de l’édifice, et sa continuité. Le projet, très critique envers les méthodes traditionnelles de restauration, revêtait un grand intérêt culturel et faisait l’objet de publications dans divers pays.
L’étude de Grassi et Portaceli ne semblait pas destinée à dépasser le stade théorique, mais, à l’époque des transferts de pouvoirs, le directeur général du Patrimoine historique de la Ville de Valence, figure culturelle importante mais dénuée de pouvoir décisionnel, a soutenu le projet auprès de la direction générale des Beaux-Arts du ministère de la Culture. Après avoir définitivement entériné les transferts de compétences et, dans l’intervalle, approuvé la nouvelle loi sur le patrimoine historique de 1985, l’inspecteur général des Monuments nationaux (selon la précédente loi de 1933 par la suite remplacée) a approuvé le projet de “transformation” du théâtre romain de Sagonte. À son tour, le ministère de la Culture l’a soumis à la Ville de Valence pour qu’elle décide sans engagement de l’avenir du projet. Malgré l’aval qu’il a donné au projet, le Bureau de l’inspection de Madrid, à qui revenait encore la gestion des ruines en tant que bien du patrimoine national, aurait pu en empêcher la réalisation. En effet, même si sa signification théorique et culturelle était considérable, la nature radicale du projet s’opposait aux principes communs de la restauration, dont le but est la conservation et la consolidation des monuments et non pas leur transformation. L’approbation de l’inspecteur général des Monuments au ministère de la Culture équivalait à un consentement officiel et juridique, également avalisé par la Ville de Valence. L’ouvrage a donc été réalisé et a fait à nouveau l’objet de publications dans de nombreux livres et revues. Sujet de débats entre les architectes et les spécialistes, la “transformation moderne” controversée du théâtre ne pouvait cependant être juridiquement contestée.
Une opération dûment autorisée
C’est pour cela que la décision des tribunaux autonomes, confirmée par la Cour suprême, renferme un premier paradoxe fondamental. L’affaire aurait dû être classée, puisqu’il a été convenu que la restauration avait été réalisée avec une autorisation double et incontestable. Ignorer cette approbation et se lancer, comme l’a fait le tribunal, dans l’interprétation nécessairement ambiguë d’un article doctrinal, historique, technique et scientifique de la loi n’a pas de sens. L’interprétation doit exclusivement revenir aux autorités du domaine technique et culturel, auxquelles la loi donne le pouvoir de prendre des décisions politiquement fondées. Les critères portant sur la protection du patrimoine historique, longuement discutés et débattus, peuvent être interprétés de façon contradictoire et complexe en fonction de la période historique. Mais ils ne peuvent pas être interprétés à la lettre, en termes juridiques et généraux. Un tribunal n’est pas à même de trancher des questions culturelles complexes, questions sur lesquelles les experts débattent en permanence. Dans de tels cas, seules les autorités culturelles peuvent légitimement prendre une décision.
En outre, l’article de la loi de 1985 stipule précisément le contraire de la décision du tribunal. Cet article n’interdit ni la reconstruction ni la transformation des monuments, mais seulement la reconstruction “mimétique”, celle qui, en imitant l’œuvre originale disparue, en simule l’existence et aboutit ainsi à une falsification archéologique. Il s’agit du faux historique dont on a tant abusé par le passé.
Les œuvres de reconstruction “analogique” ou moderne et les transformations en général ne sont pas interdites par la loi. Même si on les considère comme imprudentes et à déconseiller, les autorités compétentes peuvent les autoriser.
Démolition interdite
Les tribunaux ont en outre commis une autre erreur de taille. La loi interdit en effet formellement la démolition des travaux effectués au fil du temps sur le monument d’origine, empêchant ainsi un autre abus sur le passé. La “transformation” du théâtre de Sagonte apporte incontestablement une contribution d’ordre culturel, protégée par la loi et par les faits exposés. La sentence autorisant la démolition va ainsi contre la loi et une destruction éventuelle serait doublement illégale. La restauration a été autorisée et constitue aujourd’hui, par son existence physique, une valeur culturelle tombant également sous la protection de la loi mentionnée.
Sur un plan politique, exécuter cette décision revient à commettre une dernière erreur, non seulement pour les raisons formulées, mais aussi parce que la “transformation” du théâtre romain ne peut être assimilée à un projet illégal dont la démolition résoudrait le problème. La nouvelle structure de Sagonte forme un corps physique unique avec la structure antique, et il est très difficile, voire impossible, et de toute manière imprudent, de la détruire sans endommager sérieusement les ruines. Il faut se souvenir du Marchand de Venise, de Shakespeare : Shylock avait le droit d’arracher une livre de la chair d’Antonio à condition de ne verser aucune goutte de son sang. Démolissons ainsi la structure si quelqu’un a le courage de le faire... Sur le plan politique encore, la démolition implique un gaspillage inadmissible. La restauration des monuments historiques n’est pas du ressort des tribunaux, et ceux-ci ne devraient en aucun cas intervenir dans le cadre de la protection des biens culturels, pas même en interprétant la loi.
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Restauration condamnée
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°155 du 27 septembre 2002, avec le titre suivant : Restauration condamnée