Le génie de la connaissance est connu pour ses talents de peintre et d’architecte. Moins pour sa défense du patrimoine de la Rome antique que lui confie le pape Léon X.
Lorsque Raphaël quitte Florence pour Rome en 1508, il n’arrive pas seulement dans la capitale de la chrétienté mais aussi dans le nouveau cœur de la Renaissance. De Michel-Ange à Léonard de Vinci en passant par Sebastiano del Piombo, les plus grands artistes de l’époque se mettent au service de la papauté ou s’apprêtent à le faire. Celle-ci a besoin de peintres et de sculpteurs pour orner ses églises et ses palais. Mais également d’architectes pour mener à bien les travaux d’embellissement d’une ville en pleine effervescence. En ce début de XVIe siècle, le chantier le plus prestigieux est celui de la basilique Saint-Pierre, confié en 1506 par le pape Jules II à Bramante, originaire d’Urbino. Ce dernier lui recommande son compatriote Raffaello Sanzio, âgé d’à peine 25 ans, pour la décoration des salles du palais du Vatican.
Les « chambres de Raphaël » resteront le plus éclatant témoignage de son passage à Rome. Mais ses fresques monumentales ne sont pas les seules. Pour satisfaire les exigences de ses nombreux mécènes, il finira par recruter près de cinquante élèves et assistants au sein de ce qui est alors le plus grand atelier dirigé par un seul peintre. Mais c’est à l’architecte que s’adresse Léon X, élu en 1513 sur le trône de saint Pierre, lorsque meurt l’année suivante Bramante. Le tout nouveau souverain pontife lui confie la poursuite des travaux de la basilique Saint-Pierre. « C’est un grand poids sur mes épaules »,écrit-il alors à son ami l’écrivain et diplomate Baldassare Castiglione. « Mais je me redresse en pensant que je voudrais retrouver les belles formes des édifices antiques. »
Les vestiges qui sortent de terre rappellent à Rome un faste que la papauté veut égaler. Celle qui était « Caput mundi » (capitale du monde) et recensait plus d’un million d’habitants sous Auguste n’en compte qu’à peine 55 000 du temps de Raphaël. Ce dernier est fasciné par ce glorieux passé, nourrissant une passion pour l’architecte Vitruve (90-15 avant J.-C.) et son traité De Architectura qui rassemble l’essentiel des techniques de construction de l’Antiquité classique. Il se glisse également dans les maisons romaines ensevelies et dans les ruines de la Domus aurea, le palais de Néron, pour y admirer les décors peints sur les murs, donnant naissance au style grotesque.
On désigne Raphaël comme le « plus moderne des antiques et le plus antique des modernes ». Ce surnom devient une charge officielle le 27 août 1515 lorsque Léon X le nomme « préfet de tous les marbres et de toutes les pierres gravées qui seront déterrés », soit le tout premier surintendant des biens archéologiques de Rome. À l’époque les ruines qui la parsèment ne sont pas admirées avec nostalgie. Elles servent de carrières pour fournir les chantiers de construction en matières premières ou simplement assouvir l’intérêt des collectionneurs. Tout en proclamant la nécessité de sauver les vestiges antiques, Léon X préfère l’achèvement de la basilique Saint-Pierre. C’est donc bien parmi eux que Raphaël devra choisir les pierres et les marbres nécessaires à l’édification du plus majestueux temple de la chrétienté, mais soigneusement. « Vu que l’on se sert inconsidérément de morceaux antiques de marbre sur lesquels, constate le pape, se trouvent des inscriptions qui contiennent souvent des choses mémorables et qui mériteraient d’être conservées pour le progrès des Lettres et pour l’élégance de la langue latine, mais qui sont perdues de la sorte, nous ordonnons à tous ceux qui exercent la profession de tailleur de pierre à Rome de ne point briser ou scier de pierres portant des inscriptions, sans ton consentement. »
Léon X lui confie en outre une autre mission, celle de recenser les vestiges de l’Antiquité pour élaborer un plan-relief de la cité des Césars. Raphaël se lance immédiatement dans le relevé systématique des monuments encore visibles, appliquant une méthode qui jettera les fondements de l’approche contemporaine en la matière. Sa quarantaine de dessins, aujourd’hui disparus, devaient nourrir un traité.
La fièvre qui l’emporte à seulement 37 ans en 1520 l’empêchera d’en commencer la rédaction. Il aura néanmoins le temps d’en achever la dédicace dont une copie, redécouverte en 1733, nous est parvenue sous le nom de « Lettre à Léon X ». De mars à novembre 1519, son ami Baldassare Castiglione réside à Rome. Il en profite pour réaliser le portrait de l’auteur du Livre du courtisan, conservé au Louvre, mais surtout pour élaborer avec lui le concept de préservation du patrimoine. L’un prêtera ses idées et l’autre sa plume. Le texte est soumis au pape en décembre 1519. « Je ressens un profond chagrin quand je vois, semblable à un cadavre, cette noble cité, autrefois la reine du monde, aujourd’hui pillée et déchirée si misérablement », commence par se lamenter Raphaël. La faute aux Barbares évidemment qui l’ont ravagée à la chute de l’Empire, mais pas seulement. Il n’hésite pas à dresser un véritable réquisitoire à l’encontre de ceux « qui auraient dû protéger en pères et en tuteurs les pauvres restes de la vieille Rome mais ont depuis longtemps contribué à sa ruine et à son pillage ». Les papes, sauf Léon X bien sûr, et les cardinaux sont pointés du doigt. « Combien n’y en eut-il pas qui permirent que, pour extraire de la terre de pouzzolane, on fouillât les fondations, ce qui amena bien vite l’écroulement des édifices eux-mêmes ! Que de statues et d’autres sculptures antiques ont servi à faire de la chaux ! Car je puis bien m’enhardir à affirmer que toute cette nouvelle Rome que nous voyons actuellement dans sa grandeur et sa beauté, avec ses palais et ses églises, a été entièrement bâtie comme elle est là avec de la chaux faite de marbre antique. » Une négligence criminelle que Raphaël a lui-même constatée depuis son arrivée à Rome une dizaine d’années auparavant avec la destruction de nombreux monuments. Il exhorte donc Léon X « à veiller à ce que les derniers vestiges de cette antique mère de l’Italie, témoin glorieux de la valeur et de la puissance de ces esprits divins dont le souvenir enflamme encore parfois nos esprits, ne soient pas anéantis ou endommagés par des méchants et des ignorants ». C’est la seule manière de pouvoir se confronter avec les maîtres de l’Antiquité pour les égaler ou les dépasser. Il est donc impératif de ne « rien détruire de la beauté que nous avons héritée de nos ancêtres. Nous devons nous dévouer à sa protection et à sa restauration. C’est notre grande et immense tâche que je poursuivrai avec toute la rigueur et l’énergie nécessaires ».
Cette dernière lui manquera quatre mois plus tard. Sa disparition ne signifie pas celle d’un idéal, pour la première fois aussi clairement énoncé. Plusieurs édits promulgués en 1571 dans le Grand-Duché de Toscane, en 1624 dans les États pontificaux ou encore en 1745 dans une Lombardie sous domination autrichienne le promeuvent. Le pape Pie VII en 1802 s’inspirera de la lettre envoyée à son prédécesseur pour réglementer la protection du patrimoine artistique et archéologique. Des principes qui ne seront pas respectés par le Royaume d’Italie qui naît en 1861 et libéralise le commerce des œuvres d’art, ni évidemment par les promoteurs immobiliers du début du XXe siècle ou par un régime mussolinien soucieux d’imprimer son empreinte sur les villes de la Péninsule. La lettre de Raphaël sera gravée dans le marbre de la Constitution italienne à l’article 9 : « La République favorise le développement de la culture et la recherche scientifique et technique. Elle protège le paysage et le patrimoine historique et artistique de la Nation. » Un article encore trop souvent oublié.
Milan. Le mystère de la mort de Raphaël serait enfin levé. Quelle était l’origine de la mauvaise fièvre qui l’a emporté à seulement 37 ans en 1520 ? Malaria pour ceux qui rendaient responsables les bords malsains du Tibre. Syphilis pour les pourfendeurs des mœurs légères du génie de la Renaissance trop sensible aux charmes féminins. Giorgio Vasari, dans Les vies des meilleurs peintres, sculpteurs et architectes, conforte la thèse des « excès amoureux ». On a même évoqué un empoisonnement ourdi par ses nombreux rivaux jaloux de son talent. Raphaël aurait simplement omis de parler aux médecins de ses « fréquentes sorties nocturnes dans le froid » pour rendre visite à ses amantes. « Il faisait très froid en mars à cette époque, et il est très probable qu’il ait attrapé une pneumonie », a expliqué l’historien de la médecine Michele Augusto Riva. Celui-ci a cosigné une étude avec trois chercheurs de l’université de Milan-Bicocca sur les causes du décès de Raphaël. Les meilleurs médecins de Rome envoyés à son chevet par son mécène le pape Léon X n’ont pu le sauver. Ne connaissant pas la cause de la fièvre, ils ont diagnostiqué un « excès d’humeurs » ou de sang et ont donc réalisé des saignées, qui ont mortellement affaibli l’artiste. « D’après ce que nous savons, Raphaël est mort d’une maladie pulmonaire très similaire au coronavirus que nous connaissons aujourd’hui », a précisé Michele Augusto Riva. Son étude a été publiée dans la revue Internal and Emergency Medicine, avant que le Covid-19 ne s’empare du nord de l’Italie fin février. Ironie de l’Histoire, la pandémie avait provoqué la fermeture de la grande exposition célébrant à Rome les 500 ans de la disparition de l’artiste trois jours seulement après son inauguration.
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Raphaël, premier conservateur du patrimoine antique
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°551 du 18 septembre 2020, avec le titre suivant : Raphaël premier conservateur du patrimoine antique