« La vieille ville de Shibam, surnommée le "Manhattan du désert", dans la vallée de l’Hadramaout au Yémen, a été inscrite en 1982 sur la Liste du Patrimoine de l’Unesco. Depuis, pratiquement aucune restauration n’a été effectuée. Et pourtant, un constat réalisé en 1993 relevait 33 maisons en ruine et 144 en mauvais état », déplore José-Marie Bel, architecte et spécialiste du Yémen.
La Convention du Patrimoine mondial est née en 1972, en prolongement de la spectaculaire opération de sauvetage des temples de Haute-Égypte lancée en 1960 par l’Unesco. Aujourd’hui, elle est ratifiée par 142 pays, dont deux petits nouveaux arrivés cette année : la Lettonie et la Dominique.
Le patrimoine, un enjeu politique
La Liste du Patrimoine mondial comprend actuellement 440 sites culturels et naturels répartis dans cent États, et elle s’allonge tous les ans. Pour la première fois, un ensemble industriel y a fait son entrée cette année : l’usine sidérurgique allemande de Vœlklingen, en Sarre. Du Mont-Saint-Michel, en 1979, à la cathédrale de Bourges, en 1992, la France compte vingt sites enregistrés, avec quelques lacunes comme l’abbaye de Saint-Denis, qui n’y figure pas. Sans aucun doute, c’est le programme le plus prestigieux de l’Unesco, et il a l’avantage d’être visible.
Même après avoir quitté l’Organisation, les États-Unis et la Grande-Bretagne sont restés adhérents de la Convention. C’est en quelque sorte un hommage rendu aux fondateurs.
Mais la liste des chefs-d’œuvre établie par l’Unesco est confrontée à un problème de représentativité et de crédibilité. Le patrimoine est un enjeu politique. La Convention est, il est vrai, contradictoire : elle déclare d’une part que les sites appartiennent à l’humanité tout entière et sont placés sous sa sauvegarde et, d’autre part, elle reconnaît que ces biens sont situés sur le territoire d’États souverains. Ainsi, ce sont les États qui décident de présenter un site au jury de sélection. Pendant des années, la Chine a refusé l’inscription de sites du Tibet qu’elle occupe depuis les années 1950. Finalement, elle a levé son veto, et le palais du Potala à Lhassa a été enregistré en décembre dernier.
Ce palais est le symbole de la théocratie bouddhique tibétaine dont le chef de file, le Dalaï Lama, est en exil. De son côté, la Turquie n’a pas proposé jusqu’ici de témoins de la culture arménienne, et la Syrie feint d’ignorer le Krak des Chevaliers, symbole de la présence des Croisés au Levant au Moyen Âge. Les pays préfèrent soumettre des sites qui mettent en valeur leur vision de l’histoire nationale. Aussi, très souvent, la capitale ou un monument de la capitale est présenté.
À l’inverse, certains sites les moins contestables attendent d’être reconnus. Le Chili, signataire de la Convention, a longtemps traîné les pieds pour inscrire l’île de Pâques, un oubli qui sera réparé cette année en décembre. Aucun site autrichien n’est sur la Liste. L’explication est simple : l’Autriche a attendu la fin de 1992 pour adhérer à la Convention. Elle craignait jusque-là de devoir participer financièrement à la restauration de sites dans d’autres pays.
Aucun pouvoir de vérification et d’intervention en cas de nécessité
En fait, l’enregistrement sur la Liste du Patrimoine mondial n’entraîne pas automatiquement une aide financière de la communauté internationale. Là réside sans doute le malentendu entre les pays pauvres, qui espèrent beaucoup du mécénat pour restaurer leurs sites, et les pays riches qui ont développé leur propre système de protection du patrimoine et considèrent la Liste surtout comme un tableau d’honneur. Pourtant, la Convention propose pour objectif la mise en valeur des sites, mais elle préfère laisser cette tâche aux États.
Le Comité du Patrimoine gère bien un Fonds alimenté par les États membres, qui versent 1 % de leurs subventions à l’Unesco, mais c’est une goutte d’eau face aux sommes que nécessitent les projets de restauration. Le Comité ne puise dans cette cagnotte que pour envoyer des experts et du matériel, et pour lancer des formations.
Avoir un site inscrit au Patrimoine mondial apporte un grand prestige mais aussi, en principe, des obligations. Le pays concerné s’engage à protéger le lieu, à ne pas construire à proximité d’usines polluantes ou d’immeubles démesurés. "En vérité, rien n’empêche à l’heure actuelle un pays de pratiquer une politique de "mise en valeur" contraire à la doctrine du Comité et aux buts de la Convention", estime Léon Pressouyre, vice-président de l’université Paris I 1.
Ainsi, le parc national de Göreme et les sites rupestres de Cappadoce en Turquie sont menacés par la surexploitation touristique. De même, en France, des projets d’aménagement contestables ont été pendant longtemps envisagés près du Pont du Gard ou du château de Chambord, pourtant sur la Liste depuis plus de dix ans. Dans les faits, le Comité du patrimoine n’a aucun pouvoir de vérification ni d’intervention en cas de nécessité.
La Convention du Patrimoine mondial, vingt ans après, Éditions Unesco, 1993.
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Patrimoine mondial : les limites d’un tableau d’honneur
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°18 du 1 octobre 1995, avec le titre suivant : Patrimoine mondial : les limites d’un tableau d’honneur