Si les femmes sont majoritaires dans les filières culturelles, notamment dans les musées, elles peinent à atteindre les plus hautes fonctions des grands établissements muséaux, encore souvent réservées aux hommes. Parallèlement, le clivage Paris-régions perdure. Quant aux résistances culturelles, sociales, salariales ne sont, semble-t-il, pas près de céder.
Hier accessoire et volontiers raillée, la parité est aujourd’hui dans la ligne de mire des politiques et des acteurs de la société civile. Dans la sphère culturelle, plusieurs collectifs dénoncent ainsi régulièrement l’invisibilité des femmes à la tête des institutions et dans les programmations : à l’instar des Collectifs H/F, de la Société des auteurs et compositeurs dramatiques (SACD), mais aussi du groupe d’action féministe La Barbe. Les politiques s’engagent également, progressivement, en faveur de la promotion de l’égalité femmes-hommes tant par des mesures concrètes, comme l’installation d’un gouvernement paritaire par François Hollande, que symboliques, à l’image de la panthéonisation de grandes dames. Aurélie Filippetti, ministre de la Culture et de la Communication jusqu’à sa démission le 26 août dernier, avait quant à elle clairement annoncé vouloir féminiser les postes à responsabilité. Une décision fraîchement accueillie qui s’est notamment traduite par des nominations stratégiques : Agnès Saal à l’Ina, plusieurs directrices régionales des affaires culturelles, sans oublier Sophie Makariou à la tête du Musée Guimet, première femme à occuper ce poste.
La culture, un univers phallocrate comme les autres
Dans le milieu du patrimoine, la question se pose incontestablement de façon plus directe que par le passé. Au Louvre, où de nombreuses directions de départements ont été récemment renouvelées, la parité a été un critère de choix souhaité par le nouveau président-directeur, Jean-Luc Martinez, et la rue de Valois. Delphine Lévy directrice de Paris Musées, établissement public gérant les musées de la Ville de Paris, confirme également que « l’objectif de féminisation est un critère pris en compte » dans les dernières nominations. Les musées municipaux de la capitale sont ainsi aujourd’hui dirigés par six hommes et cinq femmes, dont deux nommées en 2013 : Rose-Marie Mousseaux à Cognacq-Jay et Valérie Guillaume à Carnavalet, remplaçant toutes deux des hommes. Cette succession d’événements éclaire une situation que l’on ne soupçonne pas de prime abord : car la culture présente, en réalité, le même plafond de verre que d’autres milieux réputés plus machistes.
Depuis le rapport de Reine Prat qui révélait, en 2006, une forte inégalité femmes/hommes dans la culture, les études se suivent et se ressemblent. « Les femmes, minoritaires dans les postes stratégiques des administrations et des entreprises culturelles, sont parfois quasiment évincées de certaines fonctions », dénonçait en 2013 Brigitte Gonthier-Maurin, sénatrice des Hauts-de-Seine, dans le rapport sur « La place des femmes dans l’art et la culture ». L’auteure avoue d’ailleurs avoir été « choquée par cet état des lieux » puisqu’elle imaginait « la culture comme un secteur qui avait fait table rase de certains archaïsmes, or c’est tout le contraire ». Le bilan de cette étude a depuis été approfondi par les statistiques établies par l’Observatoire de l’égalité femmes-hommes dans la Culture et la Communication, piloté au sein du ministère du même nom par Nicole Pot [lire aussi p. 24]. Il en ressort que si le patrimoine est un peu moins touché par la relégation des femmes que d’autres domaines, dont le spectacle vivant, elles s’y heurtent aussi à un plafond de verre, dès qu’il s’agit d’accéder aux plus hautes fonctions. « Les chiffres sont assez semblables à ceux des établissements publics dans tous les secteurs : on oscille entre 25 et 30 % de dirigeants exécutifs. Il y a une proportion un peu plus importante de femmes à la tête des musées nationaux, mais ce sont justement les plus petits. » En régions, on dénombre en revanche 40 % de femmes au gouvernail des trente musées territoriaux les plus importants, et même 60 % sur un échantillon aléatoire de musées de France, qui inclut sans surprise des structures nettement plus modestes. Bref, le clivage Paris-régions persiste et les baronnies perdurent aux postes-clés. « L’explication est sans doute simple, les premiers sont plus prestigieux, dans les grands établissements parisiens les postes restent essentiellement masculins », avance Nicole Pot, qui ajoute : « Plus on descend dans une sorte de hiérarchie et dans le rayonnement des sites, plus il y a de femmes. » Cette situation apparaît de manière éclatante à l’échelle des dix principaux musées du Palmarès des musées L’Œil-Le Journal des Arts : huit sont dirigés par des hommes, et une des deux femmes dirigeantes restantes n’a été nommée qu’en… 2013. En outre, dans les structures les plus prestigieuses : Centre Pompidou, Louvre, Quai Branly et Orsay, l’état-major (président, directeur et administrateur général) est exclusivement masculin. La poussée des énarques, souvent issus de grands corps majoritairement masculins, à la présidence et à la gestion des grandes structures explique, en partie, cette prééminence des hommes à des postes extrêmement convoités, a fortiori depuis que les grands musées sont devenus de puissantes industries culturelles. Parmi les grandes structures nationales, le château de Versailles fait figure d’exception puisqu’il est présidé et dirigé par des femmes. Ce quasi-monopole des hommes à la tête des plus grandes maisons est d’autant plus saisissant que le monde des musées est essentiellement féminin.
Un univers féminin fortement inégalitaire
« Les élèves conservateurs recrutés par l’Institut national du patrimoine sont majoritairement des femmes, de promotion en promotion et toutes spécialités confondues », confirme Éric Gross, directeur de l’Institut national du patrimoine (INP). En 2012-2013, on compte effectivement quarante femmes sur cinquante-cinq reçus. La présence massive des femmes dans les filières culturelles est particulièrement manifeste dans la sphère patrimoniale. Alors qu’en 2012-2013, 55 % des étudiants de l’enseignement supérieur sont des femmes, elles constituent 64 % des effectifs des écoles d’art et 81 % des élèves de l’École du Louvre et de l’INP. Ce chiffre colossal est stable, puisqu’en 2002-2003, il était de 79 %. Logiquement, ce vivier se retrouve à l’issue du concours de conservateur, mais aussi des autres concours ouvrant aux métiers du patrimoine : 72 % des attachés de conservation et 88 % des assistants qualifiés de conservation appartiennent au beau sexe. Par ailleurs, les femmes constituent environ les trois quarts des effectifs de médiation ; une profession socialement moins valorisée et souvent précaire. La féminisation du secteur n’est pas un phénomène nouveau. En 2006, dans leur enquête auprès des conservateurs formés entre 1991 et 2003, Françoise Benhamou et Nathalie Moureau observaient déjà un « pourcentage relativement élevé de femmes parmi les anciens élèves : 56,3 % en moyenne, mais 60,4 % si l’on ne prend en compte que les promotions sorties après 2001 ». Elles expliquaient, entre autres, cette surreprésentation par le fait qu’historiquement le « niveau de rémunération des conservateurs de musée était le plus faible de l’ensemble de la fonction publique ». « C’est la raison première, estime Béatrix Saule, directrice du Musée des châteaux de Versailles et de Trianon. Quand j’ai commencé ma carrière, une belle situation pour un homme dans les musées nationaux n’assurait pas un beau train de vie. » Le statut de conservateur a en effet relevé jusque dans les années 1950 du bénévolat : « C’était considéré comme un hobby pour personnes cultivées. » Bien qu’il y ait eu depuis un rattrapage, les rémunérations demeurent relativement basses pour des emplois de cadre A , expliquant la moindre appétence des hommes pour ces carrières. Prédominantes dans ce corps de métier, les femmes sont cependant moins présentes aux postes à responsabilité et moins payées (- 5 %). Ce déséquilibre s’observe également dans leur avancement : si six conservateurs sur dix sont des femmes, la proportion s’inverse lorsque l’on monte dans la hiérarchie, car elles représentent à peine quatre conservateurs généraux sur dix.
Des résistances encore fortes
Pourtant, malgré son évidence, la question de la faible représentativité des femmes aux postes à responsabilité demeure a priori non problématique dans le milieu. « Je pense que les musées sont un secteur dans lequel la place des femmes a toujours été relativement privilégiée au regard des autres champs de la culture », avance ainsi Marie-Christine Labourdette, directrice des Musées de France. Une fonction occupée, il est vrai, depuis vingt ans par une femme. En 1994, Françoise Cachin a été la première directrice de ce service, suivie par Francine Mariani-Ducray. Avant elles, cette charge avait cependant toujours été l’apanage des hommes, depuis l’Ancien Régime. « Bien sûr, on peut toujours mieux faire, tempère-t-elle, mais pour les nominations à la tête des très grandes structures on est dans un système où les processus de sélection sont tout à fait neutres et les questions de genre ne rentrent pas en ligne de compte. Cependant si l’on voit que d’excellentes candidates ne se sont pas manifestées, on les incite fortement à candidater. » Par ailleurs, la directrice des Musées de France assure que ce service est vigilant à « ce qu’en raison de contraintes familiales, les femmes ne subissent pas des retards de promotion et dans leur carrière ». Car, comme souvent dans l’accession des femmes aux postes à responsabilité, la maternité demeure un frein majeur. Même son de cloche à l’INP où le directeur reconnaît que, « quand une élève conservatrice est mère de famille, cela lui coûte beaucoup plus pour arriver au même résultat qu’un homme ». Mais il assure aussi que ces élèves sont davantage accompagnées « pour qu’elles n’aient pas à faire des arbitrages entre la manière dont elles préparent leur carrière et leur vie de famille ». Une fois entrées dans la vie active, les jeunes femmes conservateurs attestent rencontrer des difficultés de cet ordre. « Quand vous postulez en territoriale, vous passez l’équivalent d’un entretien d’embauche et si vous êtes une femme de moins de quarante ans on vous demande systématiquement si vous avez des enfants ou si vous comptez en avoir », confie en coulisses une jeune conservatrice, parmi d’autres confrontées à cette expérience. Le sujet reste sensible, et les aspirantes directrices qui rencontrent des difficultés en raison de leur sexe rechignent à s’exprimer publiquement sur la question.
Même constat de la part de la sénatrice Brigitte Gonthier-Maurin lors de ses auditions sur l’ensemble du milieu de la culture : « Les femmes se laissent, parfois à leur corps défendant, placer dans une situation de déni parce qu’elles s’imaginent qu’en abordant ce type de sujet elles vont être taxées de “suffragettes”. Il faut aussi que l’on contribue à ce que les femmes assument cette revendication d’égalité de traitement comme parfaitement légitime. » « Indéniablement, il y a toujours des réticences à confier les rênes à une femme », résume une directrice. Dans les musées comme dans tous les domaines de pouvoir, l’autorité exercée par une femme ne va clairement pas de soi. « Dès qu’une femme est en position de pouvoir, elle est très facilement taxée d’autoritarisme », reconnaît une de ses consœurs. « Les critiques sont beaucoup plus dures, machistes, et nos choix davantage remis en cause, comme si perdurait l’idée qu’une femme, contrairement à un homme, n’est pas fondamentalement faite pour diriger ». « La promotion de l’égalité demeure un sujet compliqué, il y a des résistances très fortes », estime quant à elle Nicole Pot. « En fait c’est une révolution de société, qui touche autant les hommes que les femmes, car il y a dans l’inconscient collectif un lien puissant entre le savoir – et la création – et le pouvoir, qui restent traditionnellement masculins. »
La véhémence des réactions engendrées par les prises de position politique en faveur de la parité, les remarques sexistes qui ressurgissent dès qu’une femme prétend à de hautes fonctions, sans parler des soupçons de favoritisme dont elles font l’objet, rappellent que le chemin vers l’égalité reste long et semé d’embûches. Bien que le climat soit loin d’être dépassionné, l’impressionnant vivier de jeunes conservatrices ne peut que laisser espérer que la situation évolue à court terme en leur faveur.
Béatrix Saule, directrice du Musée national des châteaux de Versailles et de Trianon
« Dans le milieu des musées, on ne peut pas dire qu’il y ait un ostracisme envers les femmes, même si les postes suprêmes ont davantage tendance à être exercés par des hommes. Quand je suis arrivée à Versailles, je n’ai pas rencontré de difficulté du fait d’être une femme. Notamment, car il y avait déjà eu des femmes à la forte personnalité qui y avaient exercé comme conservateur. Cela dit, imaginer une femme à la tête de Versailles aurait étonné à l’époque, car, depuis Louis-Philippe, tous les dirigeants du château ont été des hommes. »
Catherine Chevillot, directrice du Musée Rodin
« Les femmes de ma génération ont intégré un milieu de la conservation déjà très féminisé ; ce qui a changé depuis, c’est l’accès accru des femmes aux postes de direction. Mais cela reste peut-être plus difficile pour une femme d’imposer ses choix dans un certain nombre de secteurs, notamment techniques, administratifs et financiers. Il faut savoir prendre sa place, l’occuper, taper du poing sur la table de temps en temps. Il faut montrer que l’on sait de quoi on parle et, certainement pour une femme, faire davantage ses preuves. »
Florence Calame-Levert, directrice du Musée d’art, d’histoire et d’archéologie d’Évreux
« Dans le cadre de leurs études et de la formation à l’Institut national du patrimoine, les conservateurs femmes ne rencontrent pas de discrimination. Entre collègues conservateurs, il n’y a pas non plus de problème, en revanche un rapport hiérarchique peut faire apparaître certaines difficultés. Pour une femme, la question de l’autorité ne se pose pas de la même manière que pour un homme. Elles ont sans doute davantage besoin de la construire, alors que pour un homme 50 % du travail pour asseoir son autorité est déjà fait, du simple fait d’être un homme. »
Nathalie Bondil, directrice du Musée des beaux-arts de Montréal
« La place des femmes dans les musées s’est considérablement améliorée au cours des dernières décennies. Mais il faut rester vigilant, parce que ce sont des statuts qui demeurent encore fragiles. Je ne me sens pas menacée, mais je vois qu’il y a quand même dans ce secteur un monde d’hommes très solidaires. Mais je rencontre aussi des femmes de pouvoir qui veulent s’entraider et j’appartiens d’ailleurs à un groupe informel de dirigeantes. En Amérique du Nord, on voit clairement se développer ce type de réseautage féminin. »
Sylvie Ramond, directrice du Musée des beaux-arts de Lyon
« Quand j’ai débuté dans le monde des musées, étant donné qu’il y avait déjà des femmes au sein de grandes institutions, je n’ai pas pensé que je pourrais rencontrer des difficultés. Dès mon premier poste, j’ai d’ailleurs eu l’opportunité de diriger le Musée Unterlinden de Colmar. Dans mes deux expériences de directrice, à Colmar puis au Musée des beaux-arts de Lyon, le fait d’être une femme n’a sincèrement jamais posé de problème ; mais c’est vrai que je constate qu’à chaque fois j’ai été à la tête d’équipes plutôt féminines. » Propos recueillis par Isabelle Manca
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Musées : les machos ont-ils le pouvoir ?
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°672 du 1 octobre 2014, avec le titre suivant : Musées : les machos ont-ils le pouvoir ?