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Musée d’art moderne de Troyes un site et une collection

Par Isabelle Manca-Kunert · L'ŒIL

Le 28 mai 2024 - 1363 mots

Le musée créé en 1982 grâce à une donation exceptionnelle de Pierre et Denise Lévy a été restauré, mettant en valeur les œuvres et leur écrin.

Un musée fondé par des collectionneurs, aujourd’hui, cela paraîtrait presque banal. En 1982, c’était une petite révolution. D’autant que ses créateurs ont souhaité que le musée soit public, installé dans un monument historique et en dehors de Paris ! Une première, inaugurée en grande pompe par le président ­Mitterrand et son emblématique ministre de la Culture, Jack Lang. Quand, en 1976, Pierre et Denise Lévy offrent à l’État les œuvres accumulées une vie durant, leur donation est considérée comme l’une des plus généreuses du siècle. L’une des plus singulières aussi. Car, comme le veut la formule consacrée, rien ne les prédestinait à devenir de grands philanthropes. Pierre Lévy (1907-2002) ne se doutait sûrement pas en débarquant de son Alsace natale qu’il deviendrait une figure champenoise. Affecté en 1927 à Troyes pour son service militaire, il se plaît dans cette jolie ville. D’autant qu’il y rencontre, coup sur coup, l’amour et la fortune. Pour l’amour, c’est une évidence dès que son regard croise celui de Denise Lièvre. Pour la fortune, c’est la conjonction d’un travail acharné et d’un sacré flair qui propulse ce petit industriel à la tête d’un empire textile. Le magnat de la maille a une idée profitable : démocratiser la mode en inventant un prêt-à-porter surfant sur les codes du luxe. Le succès est fulgurant, et permet au couple d’entamer une collection hors du commun. Bien que Pierre Lévy se plût à rappeler qu’elle s’était « constituée avec plus de patience que d’argent ». La collection est aussi le fruit de choix tranchés et à contre-courant. Loin de céder aux effets de mode, le couple ne spécule pas, ne revend pas et n’achète que des artistes qu’il aime et qui entrent dans son idéal d’une modernité classique et figurative. C’est dans les affres de la guerre, alors qu’il a dû se réfugier en zone libre pour fuir les persécutions antisémites, que Pierre décide de créer une collection résolument humaniste. Sa rencontre avec Gérald Van der Kemp, le grand conservateur qui s’évertue alors à sauver les trésors des musées nationaux, est un déclencheur pour réunir un concentré de ce qui symbolise à ses yeux la beauté du monde. Un monde moderne mais rejetant l’abstraction et la radicalité. Les Lévy chérissent au contraire la peinture sensible, structurée et colorée de l’entre-deux-guerres et l’École de Paris. Les réalismes des XIXe et XXe siècles, le fauvisme et l’expressionnisme remportent aussi leurs suffrages. Et quand ils portent leur dévolu sur les avant-gardes, ils s’intéressent presque exclusivement aux périodes les plus sages de leur production. À l’image du Fou, un bronze de Picasso, des sculptures de Degas et, surtout, des tableaux de Derain. L’ami André joue un rôle tout à fait à part dans cette aventure puisqu’il est un proche de Pierre et agit tel un mentor, lui transmettant entre autres choses sa passion pour les arts premiers. Le collectionneur est d’ailleurs d’un soutien sans faille pour le peintre qui est en perte de vitesse dans les années 1940 : il s’appliquera à constituer l’un des fonds les plus importants et encyclopédiques sur lui.

Maurice Marinot, grand ami de la famille

Mais l’artiste préféré de la famille est une figure troyenne : Maurice Marinot (1882-1960). Véritable star du musée, le peintre et maître verrier est un intime de la famille et celui sans qui rien n’aurait été possible. « C’est avec lui que nous avons appris, non seulement à regarder les œuvres d’art, mais à vivre avec elles », racontera Pierre. L’artiste leur rend visite tous les mardis, les fameux « Mardinots » restés dans les mémoires familiales, et dispense des cours de dessin à la tribu tout en distillant de précieux conseils pour enrichir la collection. Il accompagne aussi régulièrement les Lévy à Paris, pour écumer les galeries et les mettre en relation avec des artistes. Il les oriente également en salles de ventes, notamment lors de la fameuse vente Fénéon dont la famille acquiert une partie conséquente du fonds de masques et statues extra-européens constitué par le critique. Cette trajectoire passionnante et singulière transparaissait peu dans la précédente mouture du lieu, la collection ayant été installée sans fioritures et très rapidement. La nécessité de restaurer l’ancien palais épiscopal du XVIe siècle qui abrite le musée et de le rendre accessible aux personnes à mobilité réduite a été l’opportunité de repenser l’accrochage, le discours mais aussi le dialogue entre ce monument chargé d’histoire et cette collection au parti pris subjectif. Plus lisible, le propos est axé sur l’histoire des fondateurs et des collectionneurs qui ont suivi leur exemple, à l’image de Jeanne Buttner et d’Isabelle Monod. Deux donations désormais présentées dans des espaces dédiés. La tonalité de maison de collectionneurs est soulignée par un accrochage efficace qui, tout en déroulant une histoire de l’art incarnée, dégage les grandes lignes didactiques. Revanche des maîtres oubliés de la modernité, ce circuit chronologique ménage également des focus sur les artistes phares du couple qui jouissent de salles consacrées. À l’image des verreries de Marinot qui sont une vraie redécouverte, mais aussi des bronzes de Derain dont la présentation sublime autant les sculptures que leur écrin patrimonial.

Futuristes italiens 

Le musée revendique plus que jamais son positionnement de maison de collectionneurs dans son parcours mais aussi dans sa programmation. Pour sa grande exposition de réouverture, l’établissement inaugure ses espaces temporaires en mettant ses cimaises à disposition de la Fondation Massimo et Sonia Cirulli. Cette collection particulière établie à Bologne fait ainsi sa première halte en France après avoir été montrée un peu partout à travers le monde. Elle affiche des principes chers aux Lévy, comme le décloisonnement entre les arts. Les Cirulli ont en effet acheté des peintures, mais aussi des objets d’art et des pièces de design. Autre point commun, cette collection a de forts partis pris puisque les époux ont collectionné exclusivement l’art italien du XXe siècle, avec un tropisme pour les Futuristes. L’exposition présente des pièces des artistes phares du mouvement transalpin connu pour son culte du mouvement et de la modernité, dont Boccioni, Russolo, Balla et Severini.

 

Un monument historique rénové 

Édifice emblématique du patrimoine troyen, le Palais épiscopal a bénéficié d’une seconde jeunesse lors de sa transformation en musée. Près de quarante plus tard, des travaux de rénovation du monument historique du XVIe siècle s’avérèrent toutefois indispensables. Les toitures et le bâti ont été restaurés, tandis que la totalité du site a été mise aux normes d’accessibilité. Le chauffage et le contrôle du climat ont également été repensés afin d’améliorer les conditions de conservation des œuvres.

 

Les bronzes d’André Derain 

Pierre Lévy a passionnément collectionné les tableaux d’André Derain, à tel point que son musée couvre la totalité de sa longue carrière. Il a aussi soutenu financièrement l’artiste dans son projet de faire tirer en bronze l’intégralité des statuettes en terre qu’il avait modelées. Le Musée d’art moderne est ainsi le seul établissement public à conserver les 74 pièces fondues. Ces figurines d’inspiration antique comme africaine se déploient désormais dans un accrochage aérien qui sublime ces objets ainsi que l’architecture du palais.

 

de nouveaux espaces aménagés 

Les travaux ont également permis de gagner de précieux mètres carrés en réaménageant le site. Les bureaux ont ainsi été déplacés de manière à agrandir le parcours de 400 m2. Ce gain de place a permis de libérer de l’espace pour un cabinet d’arts graphiques mais aussi pour repenser l’accrochage des statues et masques extra-occidentaux. Sertis dans d’élégantes vitrines ces objets dialoguent avec les œuvres modernes et cubistes qui leur doivent tant. Une muséographie qui rappelle leur présentation au sein de la maison des Lévy.

 

un accrochage élégant 

La muséographie désuète a également été revue en profondeur de manière à alléger l’accrochage et valoriser l’écrin patrimonial. Les murs en damiers champenois sont ainsi mis en valeur tout comme la spectaculaire charpente des combles. Les éléments techniques ont été intelligemment dissimulés et des vitrines à pans coupés apportent lumière et légèreté au parcours. Cimaises et parquets ont par ailleurs été rénovés, et l’accrochage rendu plus efficace et lisible en multipliant les échos entre peintures et sculptures.

À voir
« L’Italia veloce. Art et design au XXe siècle »,
Musée d’art moderne de Troyes, 14 place Saint-Pierre, Troyes (10), du 22 juin au 20 octobre.

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°776 du 1 juin 2024, avec le titre suivant : Musée d’art moderne de Troyes un site et une collection

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