Créées en 1961, les maisons de la culture deviennent le programme phare de la politique de décentralisation culturelle en France. Né sous le Front populaire, poursuivi par le régime de Vichy puis par la IVe République, ce mouvement de décentralisation aboutit à la création de ce qu’André Malraux nomme alors les « modernes cathédrales ».
C’est en Belgique que naît le concept moderne de « maison de la culture ». En 1880, un Palais des beaux-arts est inauguré à Bruxelles avec pour ambition de rassembler de multiples disciplines d’expression artistique dans un même lieu (architecture, arts plastiques, littérature, théâtre, musique, danse, etc.). Sept ans plus tard, la nécessité de trouver un lieu pour les collections royales d’art ancien a raison des premières fonctions du palais. Le bâtiment devient musée, aujourd’hui « Musée Oldmasters ». En 1929, un nouveau Palais des beaux-arts est créé dans la capitale belge dont la conception est confiée à l’architecte Victor Horta. L’ambition est de rendre la culture accessible au plus grand nombre et d’offrir à chaque type d’expression artistique les meilleures conditions de pratiques possibles.
En France, les premiers centres culturels polyvalents sont créés durant l’entre-deux-guerres, en dehors de la politique gouvernementale. Issues du mouvement ouvrier et syndical, des Maisons du peuple voient le jour dans les années 1920. Sous le nom d’Universités populaires, elles organisent des activités culturelles, de formation et de loisirs en faveur des travailleurs. Dans les années 1930, la défense de la culture est conçue comme un volet de la stratégie du Parti communiste français, qui entend rallier les professions artistiques aux thèses antifascistes et mettre l’art à la portée du peuple tout en le formant aux modalités de l’action politique. Une Association des écrivains et artistes révolutionnaires (AEAR) se constitue en 1932 à l’initiative d’intellectuels communistes comme Louis Aragon et Paul Vaillant-Couturier.
Émanation de l’AEAR, une première maison de la culture s’ouvre à Paris en 1934. Elle accueille des conférences sur les sujets culturels et scientifiques tandis que s’y produisent des chansonniers antifascistes et des pièces de théâtre engagées « au service des organisations révolutionnaires ». Elle fédère par ailleurs différentes associations artistiques et culturelles proches du Front populaire, comme la coopérative Ciné-Liberté confiée à Jean Renoir qui réalise des reportages d’actualité, des documentaires et des films. En 1937, une maison de la culture s’ouvre à Alger. Albert Camus, qui en devient le secrétaire général, inscrit son action dans la lutte contre le fascisme, tout en cherchant à promouvoir « une culture méditerranéenne ».
Si la culture n’est pas encore prise en charge par l’État, comme elle le sera en 1959, au moment de la création du ministère des Affaires culturelles, les actions qui sont menées par le gouvernement du Front populaire marquent un important changement. En 1936, un sous-secrétariat aux Sports et aux Loisirs est créé et confié à Léo Lagrange. Pour ce dernier, l’objectif est d’« aider et [de] guider l’effort spontané des travailleurs pour utiliser leurs loisirs quotidiens à leurs progrès culturels dans le domaine intellectuel et esthétique ». Marquées par la convergence sans précédent d’initiatives culturelles émanant de partis politiques, d’organisations syndicales et de structures d’éducation populaire, les années 1930 constituent un terreau propice à la mise en place de structures de démocratisation culturelle dans les territoires.
Si les premières maisons de la culture installées au milieu des années 1930 disparaissent en 1940 avec l’avènement de la IIIe République, le régime de Vichy poursuit néanmoins la démarche de décentralisation culturelle engagée par le Front populaire. L’idéologie de Révolution nationale cherche à limiter l’influence culturelle de Paris et à promouvoir des initiatives régionales. En décembre 1940, une Maison des arts libéraux est fondée au Puy-en-Velay (Haute-Loire) ; elle dispense des cours de chant, d’arts plastiques, de théâtre, d’instruments et de danses populaires, et organise des conférences, concerts et expositions. Cette expérience constitue alors un véritable prototype de centre culturel polyvalent, à l’image de ce que vont devenir les maisons de la culture.
Créé sous l’égide du secrétariat général à la jeunesse du Gouvernement de Vichy et dirigé par le philosophe et fondateur de la revue Esprit Emmanuel Mounier, le mouvement « Jeune France » va se faire le creuset de la nouvelle politique de décentralisation artistique et culturelle. En février 1941, Mounier appelle à « couvrir le pays d’un réseau serré de maisons de la culture » pour « faire un mouvement de qualité en même temps que populaire, de restauration provinciale en même temps que d’animation nationale ». Ainsi l’association doit-elle organiser la création d’un centre culturel dans chaque région. Des « maisons Jeune France » prennent place dans les principales villes de la zone libre (Toulouse, Marseille, Aix-en-Provence). Elles doivent permettre partout l’accès aux formes les plus avancées de la création. Dans un contexte de retour aux traditions, il s’agit de promouvoir les artistes de chaque région et le folklore local. Jusqu’à sa dissolution par l’État français au mois de mars 1942, « Jeune France » se fait le laboratoire d’idées nouvelles autour de la décentralisation et de la création de maisons de la culture, idées devant être mises en œuvre plus tard dans un autre contexte.
À la Libération, le mouvement de décentralisation se poursuit dans le champ du théâtre avec la création des premiers centres dramatiques nationaux (CDN) : Colmar en 1946, Saint-Étienne en 1947, Rennes et Toulouse en 1948. S’appuyant également sur les réseaux d’éducation populaire, les maisons des jeunes et de la culture (MJC) se structurent en 1948. Ces dernières ne doivent pas être confondues avec les maisons de la culture conçues treize ans plus tard par André Malraux. Engagées dans des activités de loisirs récréatifs, les MJC sont des structures qui, de par leur mission d’animation socioculturelle, relèvent d’un entre-deux : elles n’appartiennent ni aux institutions sociales stricto sensu, ni aux institutions culturelles qui privilégient la dimension artistique.
En 1960, afin d’éviter la confusion avec les maisons de la culture en cours de création, les services d’André Malraux demandent aux MJC d’enlever le « C » de leur sigle et de devenir des « maisons des jeunes ». La fédération française des MJC adresse une fin de non-recevoir, mais la démarche illustre la césure existant alors entre « culture » et « socio-culture ». La guerre de démarcation que se livrent, au cours des années suivantes, le ministère des Affaires culturelles et l’administration de la Jeunesse et des Sports traduit ce clivage entre deux conceptions de la culture. Pensée dans une perspective civique et politique, la culture est considérée dans les MJC comme un moyen d’agir et de transformer le monde, là où, dans les maisons de la culture, elle est centrée sur la notion de « beaux-arts » et implique une exigence de qualité esthétique.
En mai 1959, André Malraux, ministre des Affaires culturelles depuis seulement quelques mois, évoque au Festival de Cannes les ciné-clubs qui doivent être créés au sein des futures maisons de la culture. L’idée est de mettre en place sur tout le territoire des structures pour la diffusion de la culture auprès du public le plus large. Ces maisons ne sont pas spécialisées et doivent abriter aussi bien des représentations théâtrales que des ballets ou des expositions d’art. En novembre, le ministre d’État annonce aux députés qu’une maison de la culture par département doit voir le jour avant trois ans. L’objectif est que « n’importe quel enfant de seize ans, si pauvre soit-il, puisse avoir un véritable contact avec son patrimoine national et avec la gloire de l’esprit de l’humanité », souligne Malraux, faisant ainsi de ce projet la pierre angulaire de sa politique. Comme il le précise en 1966 : « Religion en moins, les maisons de la culture sont les modernes cathédrales : le lieu où les gens se rencontrent pour rencontrer ce qu’il y a de meilleur en eux. » Il entend ainsi traduire concrètement l’objectif de « rendre accessibles les œuvres capitales de l’humanité […] au plus grand nombre possible de Français », mentionné dans le décret de création du ministère des Affaires culturelles.
L’ambition est énorme : « Il s’agit de faire ce que la IIIe République avait réalisé, dans sa volonté républicaine, pour l’enseignement ; il s’agit de faire en sorte que chaque enfant de France puisse avoir droit aux tableaux, au théâtre, au cinéma, etc., comme il a droit à l’alphabet », souligne l’écrivain et futur académicien Pierre Moinot, chargé du projet. Ce dernier forge l’idée d’une « rencontre intime » par la confrontation directe avec l’œuvre, sans « l’écueil et l’appauvrissement de la vulgarisation simplificatrice ». « De cette rencontre peut naître une familiarité, un choc, une passion, une autre façon pour chacun d’envisager sa propre condition. » S’inscrivant dans la pensée malrucienne du choc esthétique, Moinot décrit un lieu pluridisciplinaire de rencontre entre l’homme et l’art, excluant toute médiation culturelle et privilégiant la confrontation directe aux œuvres.
En janvier 1961, le premier plan quinquennal pour la culture est lancé. Il prévoit, non plus une maison par département comme annoncé deux ans plus tôt, mais l’ouverture de vingt maisons de la culture en l’espace de quatre ans (1962-1965). Face à la faiblesse des budgets, les collectivités locales sont mises à contribution et doivent cofinancer pour moitié les équipements. L’idée est de s’appuyer sur les structures déjà existantes, notamment les théâtres nés de la décentralisation dramatique, mais ces derniers déclinent la proposition. Afin d’assurer une ouverture rapide, les maisons prennent alors place dans des projets déjà engagés même si ceux-ci n’ont pas toujours été conçus pour la polyvalence. Ainsi, en 1961, la Maison de la culture du Havre [lire ci-contre] ouvre dans un musée, ce qui oblige les spectacles à se dérouler sous un chapiteau. En 1963, la maison de Caen (Calvados) ouvre dans un théâtre, celle de Bourges (Cher) dans le palais des congrès et, en 1966, le Théâtre de l’Est parisien, futur Théâtre national de la Colline, dans un cinéma.
Si on a pu parler, au sujet du déploiement des maisons de la culture, d’un échec, c’est parce qu’en 1966 cette démarche n’a été mise en œuvre que dans sept villes et non dans les 95 départements, comme initialement envisagé. Ces nouvelles institutions vont ainsi devoir trouver leur place dans le paysage culturel du pays. Comme le souligne Gaëtan Picon, directeur général des Arts et Lettres du ministère, lors de l’ouverture de la Maison de la culture d’Amiens (Somme) en 1966 : « Ce que seront les maisons de la culture, nous le savons moins que nous ne le cherchons ensemble. »
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°573 du 17 septembre 2021, avec le titre suivant : Les maisons de la culture Genèse d’une ambition de décentralisation culturelle