Né en 1921, ancien Résistant, Edgar Morin est philosophe, anthropo-sociologue, directeur de recherche émérite au CNRS. Plus de dix ans après avoir publié « La Méthode », son œuvre majeure, le penseur explore dans un nouvel ouvrage le champ de la connaissance.
Dans votre dernier livre paru, Connaissance, ignorance, mystère (Fayard, 2017), vous posez la question : « que connaît-on, que peut-on connaître de la réalité ? » Est-elle pour vous le prolongement du travail de toute une vie sur la « pensée complexe » ?
Tout à fait. La pensée complexe est d’abord une méthode pour relier des connaissances qui souvent sont cloisonnées ou dispersées. Parce qu’elle est complexe, précisément, cette pensée n’élimine jamais l’incertitude. Dès l’Antiquité, on sait que toute connaissance apporte une ignorance nouvelle. Par la suite, l’épistémologie a montré que l’explication se fonde sur quelque chose d’inexplicable. L’incroyable progrès contemporain des connaissances dans les sciences du cosmos, de la vie et des sciences humaines débouche sur de l’inconnu. On peut penser que tôt ou tard une partie de l’inconnu peut être connue. Mais on touche au mystère là où notre logique et notre rationalité défaillent.
Pour Kant, ou bien il y a un commencement du monde, ou bien le monde est éternel. S’il y a un commencement, d’où sort-il ? Et s’il est éternel, comment est-il arrivé ? Voici deux notions qui posent des mystères profonds, fabuleux : l’univers, son destin… Il faut lutter contre la banalisation. On entend : « Quelle harmonie que l’univers ! » Derrière le spectacle harmonieux des étoiles, il y a dès le début des forces de destruction, des particules d’antimatière détruites par des particules de matière, un mélange d’ordre, de désordre et d’organisation. Comme disait très bien Héraclite : joignez ce qui concorde et ce qui discorde. Notre monde est fait de la combinaison indissociable entre des forces de vie et des forces de destruction, Éros et Thanatos, l’amour qui lie, la mort qui sépare.
Notre civilisation occidentale n’a-t-elle pas occulté cette part de mystère, qui lui a préexisté et qui perdure dans d’autres cultures ?
Il est certain que la tendance dominante et conquérante de la civilisation occidentale s’est fondée sur l’idée que la rationalité scientifique va tout expliquer, dissiper ces mystères et, dans le fond, normaliser le monde, la vie humaine. Il est d’usage de croire dans les milieux technocratiques que l’on peut contrôler par l’algorithme la société, les humains. Les responsables techno-économiques sont persuadés que la connaissance uniquement à travers le calcul suffit. Or c’est très utile mais cela ne permet pas d’appréhender les grandes réalités humaines que sont la douleur, la joie, le bonheur… Notre civilisation a cru à partir du début de la révolution industrielle que l’homme, par son savoir, sa science et sa technique, allait dominer le monde et en même temps le connaître. Face à cela, Rousseau prône le retour à la Nature, ensuite les poètes romantiques allemands, Nerval, Rimbaud et d’autres en littérature, maintiennent l’idée que le monde n’est que partiellement rationalisable dans nos vies et dans l’univers, et que ce quelque chose est précieux. Victor Hugo fait la synthèse entre l’esprit de progrès des Lumières et le grand mystère du romantisme.
Aujourd’hui, la conscience écologique nous dit que c’est une folie de rêver de dominer la terre. Nous commençons à comprendre que considérer comme objets des êtres vivants, dégrader la nature, c’est nous dégrader nous-mêmes. Nous faisons partie de cette nature dont nous sommes issus. Elle est en nous comme nous sommes en elle. Plus elle dépend de nous, plus nous dépendons d’elle. La contre-tendance est lente car nous avons été forgés par des couches successives, l’héritage du christianisme, Descartes… jusqu’au transhumanisme, qui promet la création d’une nouvelle espèce humaine.
Face à ce constat du triomphe de la rationalité, d’une approche cognitive orientée vers les sciences, les technologies – au détriment d’une autre forme de connaissance du monde –, que nous apportent les arts, la culture au sens large ?
Ils nous apportent un sentiment du réel qui n’est pas seulement abstrait, réduit à des lois, des formules mathématiques, et nous font mieux ressentir la condition humaine. À travers la tragédie grecque, Shakespeare, Racine, nous sommes confrontés à la tragédie humaine. Or cette confrontation, on ne peut pas l’avoir dans la connaissance quantitative. D’autre part, elle est difficile. [Le poète et dramaturge] T. S. Eliot disait que le genre humain ne peut pas supporter trop de réalité. Nous le supportons à travers l’art. La guerre est une chose horrible, mais nous la voyons mieux à travers les films de guerre, qui la dénoncent. Nous sommes alors capables d’avoir des réactions humaines. L’art nous rend meilleur, développe notre altruisme. Charlot au cinéma nous émeut, suscite en nous de la compassion alors que les clochards dans la rue sont souvent l’objet de mépris. Le personnage principal du Parrain [F. F. Coppola] est à la fois horrible et chaleureux, généreux pour sa famille. Ces images, ces histoires nous donnent le sens de la complexité humaine. La grande littérature produit sur nous le même effet.
Enfin, ce qui importe, c’est le sentiment de la qualité poétique de la vie dès qu’il y a jeu, enthousiasme, émerveillement. Les surréalistes disaient que la vie peut être vécue poétiquement. L’émotion que nous ressentons devant des œuvres d’art, un paysage, à la lecture d’un roman, en écoutant de la musique, est une émotion poétique. Non seulement un plaisir, mais une sorte de transe. Dans les grottes de Lascaux ou de Chauvet, les hommes qui ont peint ces animaux n’avaient pas de modèles. Ils l’ont fait de tête. Ils étaient psychiquement possédés par ces animaux et ainsi capables de les représenter. Il ne s’agissait pas d’une grande transe convulsive, de celle que l’on ressent après avoir pris un breuvage pour entrer en communication avec les esprits, mais d’une transe plus douce. Au moment de la création, les artistes sont dans un état mixte de combinaison entre la transe et la conscience lucide. C’est ce que l’on appelait, par le passé, l’« inspiration ». En tant que spectateur, l’esthétique nous donne un sentiment de vie intense, une conscience plus humaine et plus ouverte.
Dans un précédent ouvrage intitulé Sur l’esthétique (Robert Laffont, 2016), vous écrivez que, avant d’être le caractère propre de l’art, l’esthétique est une donnée fondamentale de la sensibilité humaine. En quoi les grandes œuvres nous donnent-elles compréhension de la condition humaine ?
Elles sont révélatrices, porteuses d’une valeur cognitive, historique, sociale. Karl Marx disait très justement que Balzac permet de comprendre la société capitaliste bourgeoise du début du XIXe siècle. Voyage au bout de la nuit [L.-F. Céline], c’est L’Odyssée de l’homme contemporain. Ces œuvres ont des visions plus profondes de la subjectivité humaine, que vous ne trouvez dans aucune science, ni même dans la psychologie. Pour autant, l’auteur peut avoir une puissance intellectuelle qu’il n’a pas dans la vie. Un être mesquin peut faire preuve dans son œuvre d’une intuition et d’une générosité folle. Voyez le Céline obsédé d’antisémitisme et des livres formidables tels que Nord ou D’un château l’autre.
L’œuvre d’art est parfois l’expression d’une douleur qui, au final, nous procure du plaisir, qu’il s’agisse de la musique de Schubert ou de la toile Guernica de Picasso. Comment expliquer ce paradoxe ?
En effet, l’adagio du Quintette de Schubert est l’expression sublime de son malheur alors qu’il est seul, syphilitique, incompris. Sa musique nous fait comprendre cette douleur tout en nous offrant une extraordinaire émotion de beauté. Nous sommes émerveillés et nous souffrons en même temps. Cela illustre, là encore, la complexité humaine. Un autre cas : l’air de Madame Butterfly [G. Puccini] quand elle attend l’homme qu’elle aime. Dans ce chant d’espoir infini qui culmine lorsqu’elle dit qu’elle va « mourir de joie », nous sommes émus car nous savons qu’elle se trompe. Notre volupté tient à l’union de cette musique et de ces paroles. Les grandes œuvres d’art nous mettent en face de la tragédie, soit imaginaire avec des héros mythologiques, soit réelle.
Si l’art nous rend meilleur, comment expliquer que la création artistique depuis l’aube de l’humanité n’a pas changé l’homme, empêché des tragédies ?
L’œuvre nous rend meilleur un moment. Lorsque nous regardons un film, ce sera pendant le temps de la représentation. Puis nous retombons dans le quotidien. Le seul cas où la marque en est remarquable, me semble-t-il, c’est à l’adolescence, lorsque nous nous formons. En ce qui me concerne, ce sont quelques œuvres qui m’ont marqué entre 12 et 16 ans et qui ont laissé quelque chose en moi. Je crois que l’éducation pourrait avoir un grand rôle. On enseigne la littérature comme un luxe, dans une approche stylistique, pas dans sa qualité à la fois poético-esthétique et de connaissance de nous-même et des autres. L’essentiel est un contact personnel, un professeur qui vous dit : « lis ça », une œuvre qui peut vous transformer. C’est comme dans l’amour, on peut avoir des coups de foudre. Mais je crois qu’il faut créer les conditions de ces rencontres. De mon temps, on apprenait par cœur des poèmes. Ce sont aujourd’hui encore pour moi des compagnons qui m’aident à continuer sur les chemins de la vie.
Quelles œuvres vous ont marqué et que vous ont-elles apporté ?
À l’adolescence, j’ai lu les romans d’Anatole France, un auteur un peu oublié mais très réputé à l’époque. On parlait à son sujet de « scepticisme souriant ». Il a favorisé en moi une tendance au doute, aux critiques, que peut-être je portais déjà. Au même moment, j’ai lu Résurrection de Tolstoï et surtout Crime et Châtiment de Dostoïevski. Ce dernier livre m’a donné le sens de la misère physique et morale, de l’humiliation, qui sont les pires choses que peut subir un être humain. J’ai trouvé une chaleur dans l’humanisme russe, qu’il n’y a pas dans l’occidental.
Sur le plan musical, j’ai entendu un jour à la radio la Symphonie pastorale de Beethoven, qui fut une révélation. Puis j’ai découvert le Concerto pour violon, après quoi je suis allé Salle Gaveau écouter la 9e Symphonie. Le début du premier mouvement m’a entièrement possédé et continue de le faire, en dépit des années, à chaque fois que je l’entends, sans pouvoir expliquer pourquoi. Ce qui nous émeut est toujours à la limite de l’indicible. Une saison en enfer de Rimbaud m’a aussi beaucoup marqué, surtout à l’époque où je vivais la vie aventureuse de la Résistance, cela m’a aidé, stimulé. Et plus tard, À la recherche du temps perdu de Proust, une œuvre capitale. Je me souviens d’une petite sculpture de danseuse de Degas, dont l’expression de douleur ou de volupté m’a touché. Au Louvre, j’ai été marqué par Rembrandt, ses visages – j’aime beaucoup aussi le Cavalier polonais, une peinture merveilleuse.
Si l’art est source d’émotions individuelles, la culture joue, en outre, un rôle politique, crée du lien social, offre des possibilités de rassembler, de transmettre. Quel regard portez-vous sur le rôle qui lui est imparti dans notre société ?
Il faut régénérer la culture. À la Renaissance, la culture était une, à la fois scientifique, philosophique et artistique, et ce jusqu’à une période relativement récente. Au XVIIIe siècle, l’Encyclopédie est faite par Diderot et d’Alembert, l’écrivain philosophe et le mathématicien physicien. Elle incarne la rencontre d’une culture scientifique et des humanités. La disjonction s’est faite par la suite. Aujourd’hui, les littéraires ont tendance à mépriser la science, et les scientifiques, à sous-estimer la littérature et la philosophie, qu’ils considèrent au mieux comme du bavardage. Double mépris absolument injustifié. À de rares exceptions près, il y a un divorce entre deux cultures qui ne communiquent pas, même si les sciences de la vie et de l’univers suscitent une curiosité de plus en plus large. Les connaissances n’ont de sens qu’intégrées dans un ensemble. La science, à travers la technique, apporte des objets utiles à la culture. Sur nos téléphones, nous pouvons écouter de la musique, regarder des films, avoir accès à l’émotion esthétique.
Je crois que la culture des humanités, qui englobe la philosophie, les lettres, les arts, est vitale pour ce qui est de notre vie quotidienne. Il nous faut sauvegarder dans notre enseignement les humanités qui sont précieuses, sans qu’elles soient pour autant cloisonnées. La philosophie, ce n’est pas uniquement Platon et Kant, c’est une réflexion sur le monde. La culture est nécessaire pour la fécondité de notre condition humaine. Si on avait cette vision ample avec ces deux pôles scientifique et littéraire, philosophique, on pourrait relancer les maisons de la culture, telles que créées par Malraux. Jack Lang aussi a joué un rôle important, en aidant par exemple le Danton [1983] de Wajda ou le Ran [1985] de Kurosawa, deux grands films entrés dans la culture mondiale. Les grandes œuvres créatrices sont toujours déviantes au début et trouvent difficilement les moyens de se réaliser. La culture est un thème absent de la plupart des programmes politiques, il faut le promouvoir.
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Edgar Morin : « L’art nous rend meilleur, développe notre altruisme »
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Abonnez-vous dès 1 €Edgar Morin. © Photo : Livia Saavedra pour le Journal des Arts.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°476 du 31 mars 2017, avec le titre suivant : Edgar Morin : « L’art nous rend meilleur, développe notre altruisme »