Collection - Société

ÉQUIPEMENT CULTUREL

Les artothèques en quête de visibilité, un service apprécié

Par Sindbad Hammache · Le Journal des Arts

Le 3 mai 2024 - 1591 mots

Accrocher un Dubuffet chez soi ? C’est possible grâce aux artothèques qui prêtent des œuvres d’art originales aux particuliers. Malgré un nombre grandissant, ces organismes sont mal identifiés du grand public, comme des spécialistes de l’art contemporain.

À même le sol, des cadres empilés verticalement, classés par taille. Sur de grands rayonnages grillagés que l’on tire vers soi, des œuvres accrochées là où il y a de la place. Sur de grandes étagères, ou dans des bacs rappelant ceux des disquaires de vinyles, parfois même dans des cagettes en bois posées par terre, des estampes, peintures, photographies s’offrent à la vue dans un ordre aléatoire. Au sein des artothèques, le premier contact du public avec l’œuvre d’art n’a pas grand-chose à voir avec l’expérience muséale. Désacraliser le rapport aux œuvres, inviter à fouiller pour trouver la perle rare sont autant de stratégies mises en place pour mettre à l’aise les emprunteurs. Emprunteurs, et non simples visiteurs car, comme dans une bibliothèque, le but n’est pas de simplement jeter un coup d’œil aux œuvres, mais bien de repartir avec. Pour une durée oscillant entre deux et quatre mois, l’œuvre ainsi choisie est « activée » – selon le jargon des artothèques –, c’est-à-dire accrochée chez un abonné.

« C’est un outil qui marche, assure Yvan Poulain, directeur de l’artothèque de Caen depuis 2019, et co-président de l’Association de développement et de recherches sur les artothèques (Adra). On peut y mener un travail de fond, construire des “regardeurs” et redonner du temps de lecture à une œuvre d’art. » Visiter une exposition, un parcours de musée, et vivre pendant plusieurs semaines avec une œuvre d’art chez soi, sont deux expériences bien différentes, comme le montre une récente étude qualitative commandée par l’Adra. « C’est très différent d’un musée, où l’on glisse devant les œuvres, explique Dominique Sagot-Duvauroux, professeur émérite d’économie à l’université d’Angers, spécialiste des enjeux culturels et responsable de l’étude de l’Adra. Pouvoir manipuler l’œuvre, la côtoyer, en discuter avec ses enfants, des amis, tout cela crée une expérience singulière, une connaissance de l’art très différente. » L’étude menée auprès d’un échantillon d’abonnés montre que ces derniers plébiscitent le moment de la découverte dans les rayonnages, puis l’appropriation temporaire des œuvres choisies, qui perdure bien après leur retour en artothèque.

« La jubilation de l’emprunteur »

L’acte d’emprunter n’apparaît pas non plus comme un substitut à l’achat en galerie dans cette étude. Les adhérents d’artothèques manifestent même un certain rejet du marché de l’art, de son fonctionnement et de ses prix, et valorisent la valeur d’usage des œuvres. « C’est un processus singulier, que ce soit par rapport aux musées ou au marché, continue Dominique Sagot-Duvauroux. On peut vraiment parler d’une “jubilation” de l’emprunteur. Malgré cela, les artothèques sont aujourd’hui plutôt défavorisées, et elles mériteraient d’avoir une place plus visible dans le milieu de l’art contemporain. Parmi les institutions créées dans les années 1980, les artothèques sont beaucoup moins valorisées que les Fonds régionaux d’art contemporain (Frac). Pourtant, au niveau de la démocratisation culturelle, elles donnent des résultats importants. »

Jean-Michel Sanejouand (1934-2021), Ça ira, ça ira, 1989, 72 x 102 cm, lithographie sur papier, 100 ex., Coll. du Centre National des Arts Plastiques, GAC Artothèque à Annonay © Succession Sanejouand
Jean-Michel Sanejouand (1934-2021), Ça ira, ça ira, 1989, 72 x 102 cm, lithographie sur papier, 100 ex., Coll. du CNAP, GAC Artothèque à Annonay.
Courtesy Succession Sanejouand

Il existe en effet un écart entre les retours d’expériences enthousiastes du public des artothèques et la constitution de ce réseau d’institutions encore très peu visible, disparate, et pas toujours clairement identifiable. Portage associatif adossé à une collectivité, régie municipale, départementale, ou même régionale, il existe presque autant de modèles de gestion que d’artothèques. Deux grandes tendances se dégagent : les artothèques intégrées à un service de bibliothèque publique, et celles qui fonctionnent comme un centre d’art. « Il y a une complexité qui émane de ces écarts. Entre les artothèques de médiathèques et celles proches d’un centre d’art, il y a des différences de culture professionnelle, même si l’Adra permet de poser un socle commun », estime Catherine Texier, directrice du Frac-Artothèque de la Nouvelle-Aquitaine [voir ill.].

À Caen [voir ill.], l’artothèque a pignon sur rue au sein de l’ancien palais ducal, non loin de la mairie. Avec ses deux espaces d’exposition, le lieu s’affirme comme un des acteurs de l’art visuel en Normandie, un petit centre d’art, dont le directeur rappelle toutefois que l’activité principale est bien le prêt : « Nous avons une grosse activité, 8 000 prêts d’œuvres par an, c’est un flux colossal ! Le samedi, l’artothèque ne désemplit pas, on accueille 100 personnes en 4 heures devant les rayonnages. » Entre les murs du palais ducal, seul un quart des 4 000 œuvres de la collection est abrité, le reste est « activé » chez les abonnés. Sur place, tout est fait pour faciliter l’emprunt d’une œuvre : un abonnement abordable, les conseils de médiateurs, et des formats d’œuvres pratiques – « Il faut que ça rentre dans le coffre d’une voiture ». Et pour ceux qui s’inquiéteraient de la qualité des œuvres à emprunter, un grand mur à l’entrée égraine la liste des noms des artistes présents dans la collection, digne de celle d’un Frac.

Un réseau régional et rural

Pour comparer cette machine caennaise bien huilée au reste du réseau, les données quantitatives restent très rares sur les artothèques, jusqu’à leur dénombrement : si l’Adra compte 35 lieux adhérents, le nombre d’artothèques en France avoisine la cinquantaine en comptant les lieux associatifs, parfois privés, proposant des prêts. La disparité dans le fonctionnement de ces différents lieux se double également de grands écarts dans la taille, le budget, les équipes, la collection : en moyenne, une artothèque dispose d’un salarié et demi et de 20 000 euros de budget d’acquisition pour fonctionner. Le réseau de ces bibliothèques d’œuvres s’immisce partout sur le territoire (à l’exception de la région parisienne), jusque dans la ruralité où de petites structures font vivre une proposition culturelle singulière. Ainsi l’artothèque Grand Est-Plus Vite propose sa collection dans des lieux relais au sein de petites communes, tout comme l’artothèque départementale du Lot, dont les œuvres se logent dans les petites bibliothèques du département.

Cette caractéristique rurale a capté l’intérêt du cabinet de la nouvelle ministre de la Culture, Rachida Dati, qui a fait de ces territoires sa priorité. Début avril, une rencontre entre l’Adra et son directeur de cabinet « extrêmement intéressé » par le fonctionnement des artothèques ouvrait la porte à de possibles financements par le plan « France 2030 ».

À Limoges, se prépare l’ouverture à l’automne d’un entre-deux, combinant Frac et artothèque. Cette fusion (permise par leur régie régionale commune) offre un grand écart entre un Frac, point d’attraction, et l’artothèque qui, comme dans le Grand Est, se répartit en de multiples points relais irriguant le Limousin rural. « La collection de l’artothèque, c’est la cavalerie légère, résume Catherine Texier, directrice de ce projet. Ce sont des œuvres qui vont au plus près des personnes, un levier de connaissance de l’art contemporain aussi atypique qu’important. »

Emprunt de groupe

Service de proximité, l’artothèque limougeaude incarne aussi une activité qui n’apparaît pas dans l’étude de l’Adra, menée auprès d’emprunteurs individuels. « Notre ADN, c’est de travailler avec des groupes, qui vont de la collectivité à l’hôpital. Il y a des structures qui peuvent nous emprunter jusqu’à cinquante œuvres par an », explique Catherine Texier. À l’origine de la collection de l’artothèque, on trouve même un réseau de petites communes acquérant des œuvres en indivision pour animer leurs équipements municipaux. À Caen, Pessac, Châtellerault ou Nantes, les artothèques visent un public d’entreprises privées, d’écoles, de centres sociaux… « C’est un travail énorme, estime le directeur caennais, on le mène avec les scolaires, un foyer pour femmes, des détenus. » L’impact de l’action des artothèques ne se limite donc pas au chiffre brut des abonnés – qui se compte en milliers –, mais à tous les lieux dans lesquels leurs collections s’immiscent, sans faire de bruit.

L’histoire discontinue des artothèques 


Fonds d’art. « Les temps changent » : tel est le nom de la 3e grande commande publique du Centre national des arts plastiques (Cnap) réalisée au bénéfice des 35 artothèques membres de l’Adra. Chacune voit rentrer dans ses collections un jeu de 12 œuvres (sérigraphies, héliogravures, eaux-fortes…) signées par des artistes confirmés ou débutants, offrant un panorama complet de la création de multiples [œuvres d’art produites en plusieurs exemplaires] en 2023. Ce partenariat est l’une des rares attentions portées au réseau des artothèques par une institution nationale. « Ces institutions sont soutenues avant tout par les collectivités territoriales, la commande est une manière de dire à ces collectivités qu’un grand organisme public regarde attentivement ce travail et cet investissement », explique Béatrice Salmon, la directrice du Cnap. Sur le plan national, l’histoire des artothèques est faite d’une suite d’engagements et de désengagements. Après quelques expériences au cours des années 1960, au sein des maisons de la Culture (Le Havre, Grenoble), ces « galeries de prêts » deviennent l’un des aiguillons de la politique de décentralisation menée par Jack Lang dans les années 1980. Devenues « artothèques », elles s’inscrivent dans le double mouvement de développement des centres d’arts et des bibliothèques multisupport. En 1986, l’État qui soutenait ces lieux passe le relais aux collectivités locales, et dans les années 1990, les artothèques connaissent une vague importante de fermetures (Toulouse, Valence, Montpellier…). À l’orée des années 2000, le discours sur la démocratisation culturelle amène des collectivités à se doter d’une artothèque (Pessac, la Roche-sur-Yon, Strasbourg, Grand Est, Lille, Lot). Au début des années 2000 également, se constitue le réseau de l’Adra, qui travaille aujourd’hui à rendre visible le travail des artothèques : « Le réseau s’est développé autour de trois piliers : la collection, le soutien à la création et la médiation, rappelle Isabelle Tessier, sa co-présidente. Le projet d’une labellisation dans le futur est important, et devra passer par ces piliers, éclaircir le rôle et la déontologie des artothécaires, et les principes qui guident les projets d’acquisitions. »

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°632 du 26 avril 2024, avec le titre suivant : Les artothèques en quête de visibilité, un service apprécié

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