À Boulogne-Billancourt, le musée-jardin départemental conserve la plus importante collection au monde de plaques autochromes prises au début du XXe siècle pour le philanthrope Albert Kahn. Entièrement rénové, ce lieu hors du temps rouvre enfin ses portes le 2 avril 2022.
À mi-chemin entre le mikado et l’origami ; pas de doute, c’est bien l’esprit japonisant qui a présidé à la refonte du Musée départemental Albert-Kahn, signée par l’architecte Kengo Kuma. Une esthétique extrême-orientale qui aurait assurément ravi le fondateur des lieux. Il y a un peu plus d’un siècle, ce dernier avait en effet eu un coup de foudre si retentissant pour le pays du Soleil-Levant qu’il avait fait aménager un vaste jardin japonais dans sa propriété de Boulogne-Billancourt. Cédant à sa passion, il avait carrément fait venir deux maisons en bois traditionnelles et un pavillon de thé, le tout livré en kit et remonté sur place. Il faut dire qu’Albert Kahn voyait les choses en grand, en très grand même. Pas dans une optique mégalomaniaque, mais, au contraire, au service d’un projet humaniste, généreux et visionnaire. Banquier philanthrope le plus utopiste de son temps, il mit en effet des décennies durant sa fortune et son énergie à bâtir un projet unique : un jardin-musée doublé d’un fonds documentaire comptant des milliers de pièces. Ce projet fou poursuivait un idéal de paix et de fraternité. Convaincu que l’on n’aime et ne respecte que ce que l’on connaît et admire, le mécène a élaboré un programme hors norme basé sur l’émerveillement et le dépaysement.
Ce projet extraordinaire est le fruit d’une destinée tout aussi atypique. Rien ne prédisposait en effet ce self-made-manà devenir un missionnaire de la culture, de la recherche et de la paix. Fils d’un marchand de bestiaux alsacien, Abraham Albert Kahn voit le jour dans une modeste famille juive en 1860. À seize ans à peine, il quitte la province annexée pour s’installer à Paris où il est embauché chez un tailleur. Il intègre ensuite la banque Goudchaux comme coursier et va gravir les échelons jusqu’à devenir le principal associé de l’entreprise et l’un des hommes les plus riches de la Belle Époque. En parallèle à cette carrière fulgurante, il reprend ses études et se fait aider par un jeune répétiteur alors élève de l’École normale supérieure, un certain Henri Bergson. Se noue alors entre les deux jeunes hommes une amitié indéfectible, mais aussi une relation fructueuse puisqu’Albert va devenir son premier élève et mettre en pratique l’enseignement du grand philosophe.
Spéculateur aguerri et fin négociateur, Albert est régulièrement dépêché aux quatre coins de la planète pour les affaires. Ses déplacements sont un électrochoc et il décide de documenter ce monde en pleine mutation. C’est alors le début d’une aventure au long cours. En 1908, il entame un long voyage et demande à son chauffeur-mécanicien de tout photographier. Formé à la prise de vue photographique et cinématographique, Albert Dutertre enregistre alors tous les paysages et documente tous les peuples rencontrés. Trois mille cinq cents plaques stéréoscopiques et 2 km de pellicule nous sont parvenus de ce périple. Dans le sillage de ce voyage, Kahn crée les Archives de la planète, un projet vertigineux mobilisant une douzaine d’opérateurs pendant plus de vingt ans. Cette équipe produira 80 km de pellicule cinématographique, des milliers de vues stéréoscopiques mais surtout 72 000 plaques autochromes, soit la plus grande collection au monde. Ces plaques en couleur à l’esthétique singulière s’imposent comme la signature de ce fonds documentaire unique. Ce projet utopique mise sur la curiosité, car en documentant les peuples, il espère favoriser l’entente entre les citoyens du monde. Il fait le pari de la sensibilisation par le beau afin d’encourager la paix alors menacée et le progrès social. Très vite, le philanthrope désire également donner une incarnation sensible à ce rêve d’humanité réconciliée. Il imagine ainsi un jardin-musée, conçu comme un lieu initiatique où des essences venues du monde entier, des ambiances, des éléments patrimoniaux et des règles de composition diverses dialoguent, cohabitent dans leur singularité.
Véritable musée végétal témoignant de l’art horticole du début du XXe siècle, ce jardin se décline sur quatre hectares et offre un dépaysant tour du monde aux portes de Paris. Kahn imagine d’emblée ce site comme un lieu destiné au public et confère à ce surprenant jardin de société une dimension spectaculaire et féerique. Il invite ses visiteurs à faire concrètement l’expérience de la diversité et d’une possible coexistence harmonieuse. Il invente ainsi un lieu hors norme où cohabitent sept univers différents mais complémentaires, matérialisés par de bucoliques scènes paysagères. Le jardin à la française très architecturé et pourvu d’une majestueuse serre jouxte ainsi un pittoresque jardin anglais et son cottage plein de charme. Une forêt dorée à l’ambiance plus sauvage dialogue plus loin avec un verger-roseraie, tandis qu’une forêt bleue entourée d’un marais aménagé tel un jardin d’eau surprend ensuite le visiteur. Mais le dialogue le plus inattendu est sans aucun doute la cohabitation entre le village japonais et la forêt vosgienne. Cette évocation de la terre de son enfance et de sa passion dévorante pour l’Asie dresse un portrait intime des aspirations de ce grand homme.
Un tout nouveau musée de 2 300 m2
C’est un vaste chantier de restructuration qui vient de s’achever à Boulogne-Billancourt. Six années de travaux ont permis de réhabiliter les sept bâtiments patrimoniaux du domaine, de transformer l’ancienne galerie d’exposition en auditorium, mais surtout de construire un tout nouveau musée de 2 300 m2. Malgré ses vastes dimensions, ce vaisseau de verre, de métal, de bois clair et de bambou se fond avec délicatesse dans cet écrin historique. Résolument contemporain, le bâtiment réalisé par l’architecte japonais Kengo Kuma permet enfin un déploiement total des collections du musée départemental. Dès l’entrée, le ton est donné grâce à un spectaculaire mur d’images. 2 000 autochromes rétroéclairés immergent littéralement le visiteur dans un accrochage vertigineux. La suite du circuit fait la part belle à l’exploration des collections et aux dispositifs interactifs. Pédagogique, le parcours invite en effet constamment le public à manipuler toutes sortes de documents : des plaques, des films, mais aussi les innombrables revues de presse et dossiers documentaires que réalisait le philanthrope.
Isabelle Manca-Kunert
Musée départemental Albert-Kahn, 2, rue du Port, Boulogne-Billancourt (92). Tous les jours sauf le lundi, d’octobre à mars de 11 h à 18 h, d’avril à septembre de 11 h à 19 h, nocturne une fois par mois. Tarifs : de 5 à 8 €. albert-kahn.hauts-de-seine.fr
Passion du banquier, le Japon occupe une place de choix dans son jardin. Il s’agit même de la première ambiance qu’il a voulu recréer. Pour plus d’authenticité, il a fait remonter sur place deux maisons traditionnelles ainsi qu’un pavillon de thé. Le jardin est aussi doté d’un pont typique devenu le monument emblématique du musée. Véritable conservatoire botanique, le jardin présente des essences caractéristiques dont des érables, des cerisiers, mais aussi un hêtre pleureur et un cèdre de l’Himalaya.
Grange vosgienne
Comme les sept bâtiments patrimoniaux du jardin, la grange vosgienne a bénéficié d’une campagne de restauration lors des travaux du musée. Cette bâtisse rustique en pierre, autrefois fermée à la visite, abrite désormais un lieu d’interprétation sur le patrimoine vivant et la préservation de ce jardin historique. Un film raconte le destin de ce jardin, tandis qu’un herbier permet de se familiariser avec quelques-unes des essences les plus emblématiques de ce site, dont le fameux ginkgo doré et le camélia.
Salle des plaques
Jamais ouverte au public avant les travaux de rénovation, la Salle des plaques abritait initialement le saint des saints du musée : la collection de plaques autochromes. Des boîtes portant le nom des régions immortalisées rappellent encore sa fonction d’origine. En raison de leur fragilité, les plaques autochromes ne sont plus conservées ici : elles ont été numérisées et ce sont des fac-similés qui sont présentés dans le circuit de visite. Cette salle accueille désormais un espace de projection.
Maison du verger
En bordure du verger, se dresse une petite maison dotée de délicats claustras en ciment. Du temps de Kahn, ce lieu servait de salle de projection ; il abrite aujourd’hui une partie du nouveau parcours permanent du musée. Cet espace baptisé la Fabrique des images raconte l’aventure des opérateurs des Archives de la planète. Son accrochage permet de découvrir les différentes techniques de consignation du réel utilisées par cette équipe et il est possible d’y manipuler des fac-similés et des machines d’époque.
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Le renouveau du Musée Albert-Kahn
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°753 du 1 avril 2022, avec le titre suivant : Le renouveau du Musée Albert Kahn